Pierre Manent : L’Église face au progressisme - France Catholique
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Pierre Manent : L’Église face au progressisme

Comment l’Église doit-elle se positionner face aux évolutions sociétales contraires à son enseignement ? Entretien avec le philosophe Pierre Manent, à l’occasion du colloque « Fractures chrétiennes » qu’il co-organise ce 10 octobre à l’Institut de France.
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© Grégoire Coustenoble

Depuis deux siècles, le projet politique de la « modernité » – conjuguant l’individualisme, le suffrage majoritaire et maintenant les droits des minorités – divise l’Église. Quelle attitude adopter : le ralliement ? le rejet ?

Pierre Manent : L’Église ne choisit pas le monde dans lequel elle vit et proclame la Bonne Nouvelle. Le premier impératif pour elle est de préserver son intégrité de société spirituelle qui, seule, lui donne la capacité et la légitimité pour sa mission. Or le monde, quelles que soient ses « puissances », l’empereur byzantin, le roi de France ou la République laïque, a peine à accepter cette indépendance spirituelle complète et tente d’une façon ou d’une autre de la limiter, voire de la supprimer.
S’agissant de la démocratie moderne, il faut distinguer entre ses principes, qui sont une déclaration d’indépendance absolue de l’homme à l’égard de Dieu, et la réalité des sociétés démocratiques qui ne sont pas plus imperméables à la Parole de Dieu que les autres, malgré ce que nous disons souvent pour justifier notre paresse. Les catholiques n’ont rien de mieux à faire que d’aimer suffisamment leurs concitoyens pour essayer de les convertir en se convertissant eux-mêmes.

La France semble plus réticente que d’autres pays à certaines évolutions sociétales – mobilisation pour l’école libre, Manif pour tous… Comment l’expliquez-vous ?

Votre remarque est juste. Il me semble en effet qu’un nombre non négligeable de Français, par ailleurs nullement catholiques ou chrétiens, sont mal à l’aise avec certains emportements du progressisme sociétal. Faut-il y voir l’effet d’une influence catholique souterraine, ou simplement de la sobriété et de l’attachement au réel de l’« esprit français », je ne sais.

La « laïcité » suffit-elle à assurer l’harmonieuse cohabitation de communautés de cultures et de religions différentes ?

C’est une question tellement compliquée ! La laïcité repose sur une double idée : d’une part, politique et religion sont séparées ; d’autre part, la loi politique est supérieure à la loi religieuse ou l’emporte sur elle. Cela semble un cercle carré : comment l’une peut-elle être supérieure à l’autre si elles sont séparées ? Réponse : l’institution politique a le monopole du commandement proprement dit, tandis que l’Église ou l’association religieuse a la liberté d’enseigner. Tel est le dispositif réduit à son épure. Les choses évidemment ne sont pas si simples car, d’une part, la loi politique s’accompagne nécessairement d’opinions, tandis que l’enseignement religieux comporte des commandements qui, aux yeux du croyant, sont aussi obligatoires que la loi politique. D’où la nécessité d’une bienveillance réciproque et d’un juste discernement des deux côtés. La laïcité perdrait ses vertus si la loi de la République prétendait inculquer des « valeurs » qui aillent directement à l’encontre de l’enseignement de l’Église, plus précisément si elle interdisait à l’Église de continuer à proposer librement son enseignement à ceux qui souhaitent le recevoir. Cela placerait les catholiques dans une situation délicate. J’espère que cette situation ne se présentera pas.

Le cas de l’islam est différent. Le musulman en tant que musulman, bon citoyen français par ailleurs, appartient à cet ensemble transnational qu’est l’oumma. La question principale qui se pose à son sujet, ou plutôt qu’il se pose à lui-même, est de savoir comment son sentiment d’appartenance à l’oumma affecte ou pas sa perception du dispositif de la laïcité. Est-ce qu’il se sent directement concerné par la loi de la République, ou est-ce qu’il la considère comme la « loi des autres » ? C’est pourquoi je dis volontiers que la question de l’islam en France n’est pas celle de la séparation laïque mais celle de l’appartenance à la nation.

La volonté de « vivre ensemble » et le dialogue interreligieux ne conduisent-ils pas à des accommodements contraires à la vérité ? Tout serait relatif…

Le dialogue interreligieux est en général une fiction. Il aurait une première condition, qui est que les participants potentiels aient une connaissance profonde de leur propre religion et une connaissance convenable de celle de leurs interlocuteurs, condition très rarement remplie. D’autre part, il serait nécessaire que les deux parties aient un égal désir d’entrer dans ce dialogue, ce qui n’est pour ainsi dire jamais le cas. Dans le dialogue avec l’islam, les participants catholiques se plaignent la plupart du temps d’être les seuls intéressés au dialogue. En revanche, il y a eu des efforts significatifs dans le dialogue entre les confessions chrétiennes. Être ce que l’on est, en tout cas, est plus difficile que faire semblant de s’ouvrir aux autres.

Le Christ est « signe de contradiction » (Luc 2, 34). L’Église l’est-elle encore ? Comment peut-elle le rester tout en étant du monde ?

On ne décide pas d’être un signe de contradiction. Ou alors on choisit d’être provocateur, ou polémiste – « imprécateur », comme Léon Bloy par exemple. C’est un « genre littéraire » catholique. Je l’appréciais dans ma jeunesse… J’ai peine à lire ces auteurs aujourd’hui. Plus sérieusement, je dirais que le problème ne se pose pas car le chrétien devient un signe de contradiction dans la mesure où il devient chrétien. Quand on vous commande d’« aimer vos ennemis », qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous pensez ? Qu’est-ce que vous dites ? On peut bien sûr refuser d’avoir des ennemis, ou refuser de voir les ennemis que l’on a. C’est souvent ce que font les chrétiens, catholiques compris. Je ne sais pas comment on peut désigner cette attitude. En tout cas, ce n’est pas là « aimer son ennemi ». Vous voyez que ce commandement du Christ est pour moi-même un signe de contradiction.

L’Église peut-elle aider à surmonter la crise de civilisation que nous traversons, et de quelle manière ?

L’Église n’est pas parmi nous pour faire autre chose que remplir sa mission : répandre la Parole et administrer la grâce de Dieu, instruire et sanctifier les fidèles, servir tous les hommes, en particulier les pauvres, les veuves et les orphelins. L’Église est en danger de se perdre chaque fois qu’elle tend à se mettre au service d’autre chose que de sa mission, quelle que soit d’ailleurs l’importance ou la légitimité de cette autre chose. L’Église, lorsqu’elle est elle-même, lorsqu’elle annonce Jésus-Christ, « notre paix », est un facteur de paix sans pareil. Mais lorsqu’elle veut se mettre « au service de la paix », paix impersonnelle et indéfinie, alors elle entre dans le monde, ses équivoques, ses calculs, et finalement sa stérilité. Je crois que la vertu du pape Léon XIV tient à son souci de ramener l’Église à sa mission propre. 

Il est possible d’obtenir le programme du colloque et d’y assister à distance en en faisant la demande à : colloquefractureschretiennes@gmail.com