La seconde moitié du XVIIe siècle vit naître la dévotion et le culte du Sacré-Cœur – qui trouvaient leurs origines dans les intuitions de saint Bernard, des saintes Gertrude, Mechtilde, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila – par sa propagandiste la plus connue : sainte Marguerite-Marie Alacoque, dont les révélations de 1673, 1674 et 1675 à la Visitation de Paray-le-Monial, furent tenues secrètes jusqu’en 1685. Mais ce qui est fort peu connu, c’est qu’à cette date, le culte du Sacré-Cœur était déjà instauré depuis un quart de siècle en Normandie, et propagé par les écrits de saint Jean Eudes, mort en 1680, après avoir achevé son grand ouvrage du Cœur admirable.
Son rôle a été reconnu par le Saint-Siège, qui l’a proclamé « auteur du culte liturgique des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie » en 1903 et « Père, docteur et apôtre de la dévotion aux Sacrés-Cœurs » en 1909. Dans son Message à la Conférence des évêques de France, le 28 mai, Léon XIV l’a également donné en exemple pour la jeunesse, aux côtés du Curé d’Ars : saint Jean Eudes peut « parler à la conscience de nombreux jeunes de la beauté, de la grandeur et de la fécondité du sacerdoce, en susciter le désir enthousiaste, et donner le courage de répondre généreusement à l’appel, alors que le manque de vocations se fait cruellement sentir dans [les] diocèses [de France] et que les prêtres sont de plus en plus lourdement éprouvés (?). »
Cœur de Jésus uni à celui de Marie
C’est dans la Congrégation de Jésus et Marie, fondée par Jean Eudes en 1643, qu’on a commencé à solenniser ce culte – le Cœur de Jésus étant d’ailleurs présenté, d’une manière tout à fait singulière, uni à celui de Marie, « qui n’a qu’un cœur avec son divin Fils ». D’ailleurs, les armes de la Congrégation étaient un cœur surmonté d’une croix, encadré d’une branche de lis et d’une branche de roses, et renfermant deux figures de Jésus et de Marie se regardant. Cette dévotion se retrouve dans les écrits de saint Jean Eudes : de 1641 à 1643, il composa deux prières à ces Sacrés-Cœurs, le Benedictum sit et l’Ave Cor et, en 1648, il publia un office du Cœur de Marie. Vingt ans plus tard, il composera l’office du Cœur de Jésus. Naturellement, les églises et chapelles de la Congrégation étaient vouées au Sacré-Cœur de Jésus et de Marie. La première, celle de Coutances, fut construite en 1652, et c’est Marie des Vallées, mystique coutançaise, qui en posa la première pierre.
« Une des plus grandes faveurs »
Il ne fait aucun doute que c’est sous l’inspiration des révélations de Marie des Vallées, la « Sainte de Coutances », qu’agit saint Jean Eudes. Ce dernier a eu une très grande confiance dans le don de discernement spirituel de Marie des Vallées : il était convaincu que Dieu parlait par elle. Il la voyait parmi ces petits auxquels Dieu aime révéler les secrets du Royaume. Et il admirait la sûreté de son jugement. Dans son Mémorial, le saint déclare, qu’en 1641, Dieu lui fit « un grand nombre de grâces très signalées », notamment de connaître la Sœur Marie des Vallées, rencontre dont il parle comme « une des plus grandes faveurs que j’aie jamais reçues de son infinie bonté ». Les adversaires de ce nouveau culte du Cœur de Jésus et Marie et du Père Eudes n’ont pas manqué de lui reprocher d’avancer des nouveautés sous l’influence d’une béate. Pourtant, le saint a lui-même relevé diverses visions de Marie des Vallées concernant les Saints-Cœurs, l’échange des cœurs – où le cœur de Marie des Vallées ne fait plus qu’un avec le Cœur de Jésus –, la fête liturgique nouvelle… Citons l’une de ces visions : « Un jour, le 8 février 1652, où elle célébrait la fête du Cœur de Marie, notre Seigneur montra à Marie [des Vallées] son cœur tout embrasé et entouré de flammes. Il lui dit : “Voilà votre cœur.” [Elle répondit :] “Non, ce n’est pas le mien, c’est le vôtre.” [Jésus dit :] “Il est vrai, c’est le mien et c’est celui de ma Mère, et c’est le vôtre aussi, car je vous l’ai donné” » (Vie ad. IV, 10, 20). Rappelons qu’en 1615, Marie des Vallées s’offrit à Dieu : « Je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. » Un jour Jésus lui confia : « Ceux qui me donnent leur cœur pour y faire ma demeure, Je leur donne le mien pour y faire la leur. Ceux qui se donnent à moi, Je me donne à eux. Ceux qui me donnent leur volonté, Je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui me la donnent. »
Complémentaire de Paray-le-Monial
Ce qu’on peut appeler l’École de Coutances ne s’oppose nullement à l’École de Paray-le-Monial. Les deux concordent pour l’essentiel : le principe de l’amour du Christ pour son Père et pour les hommes, l’unité de cœur entre Jésus, Marie et le mystique. La conception de Coutances et de saint Jean Eudes semble pourtant plus abstraite, plus spéculative, moins sentimentale, plus symbolique ; elle insiste sur le « Cœur-Principe », moins sur le cœur de chair. Marie des Vallées avait toujours soin de préférer, si l’on peut dire, la divinité du Christ à son humanité. Ses visions avaient un caractère nettement symboliste et donc complémentaire. Car, comme disait l’abbé Henri Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France : « Pour que la dévotion au Cœur-Amour reste virile, saine, sainte, pour qu’elle n’aille pas sombrer dans une religiosité courte et fade, pour qu’elle donne tous ses fruits de grâce, il faut qu’elle tende à ne plus se distinguer de la dévotion au Cœur-Personne ; après les maîtres de Paray, il faut qu’elle prenne les leçons du P. Eudes, et mieux encore des trois grands maîtres de l’École française : Bérulle, Condren, Olier. »
Nous pouvons donc établir avec certitude que le culte du Sacré-Cœur fut promu par saint Jean Eudes sous l’influence directe de Marie des Vallées. De ces deux écoles, Coutances et Paray, gardons leur belle complémentarité, l’une mettant en valeur le Cœur, symbole du centre de l’être et organe de la vie spirituelle où se fait la rencontre avec Dieu, l’autre insistant sur le Cœur de chair, centre de la vie sensible.