« Qu’êtes-vous venus voir au désert ? », demande le Christ aux foules qui se pressent pour voir le Baptiste. Toutes proportions gardées, on pourrait le demander aux milliers de gens qui, à compter de 1828, vont se presser à Ars pour rencontrer un petit curé de campagne qui n’en impose pas. Ridicule, dérangeant, fascinant, l’abbé Vianney est un « signe de contradiction » pour un monde qui lui est étranger.
La foi tournée en ridicule
Au lendemain de la Révolution, dans un désir louable d’exemplarité, l’Église, bien que les vocations soient rares, veut des prêtres instruits et qui présentent convenablement. Jean-Marie Vianney a suivi des études chaotiques, pour le moins, a été renvoyé du séminaire pour incapacité, sait mal le latin et la théologie et ne doit qu’à son curé d’avoir atteint le sacerdoce – ce que ses savants confrères ne manquent jamais de lui reprocher. Pauvre et dépouillé, sa soutane est loqueteuse, son aspect chétif. Ce ne sont donc pas sa prestance et sa science qui font courir les foules. Aux yeux de la société, il serait plutôt un repoussoir s’il ne donnait pas à voir, du moins à ceux qui veulent et savent voir, ce qui pourrait bien être la lumière de Dieu – et celle-ci, que l’on ait ou non la foi, attire.
La France émerge de la fausse sagesse des Lumières qui a tourné en ridicule les croyances, les miracles et le surnaturel. On lui offre pour avenir une science triomphante, qui en finira une fois pour toutes avec les superstitions obscurantistes du catholicisme mais qui, dans l’immédiat, n’apporte aucune consolation. Et voilà que, dans un village perdu des Dombes – « la Sibérie du diocèse » a dit le vicaire général en y nommant ce prêtre dont on ne sait que faire – surgit un homme qui lit dans les cœurs, connaît les secrets du passé et ceux de l’avenir, guérit les malades et, avec parfois une violence digne du Baptiste, condamne les dérives du temps et appelle à la conversion.
Pourtant, il ne fait rien pour plaire. « Vous serez damné ! » assène-t-il tout de go à des pécheurs qui se confessent par routine, sans désir de se corriger, pratiquent parce que cela se fait, sans amour de Dieu ni du prochain. Un temps viendra avec l’âge où l’abbé Vianney ne brandira plus les foudres d’un Dieu vengeur mais parlera de miséricorde, prenant sur lui les pénitences des coupables, mais n’est-ce pas d’avertissements, seraient-ils rudes, qu’ont besoin les âmes que la déchristianisation a voulu séparer de Dieu ? Certains, en ces années 1820-1830, ont cessé de pratiquer depuis des lustres. Le travail du dimanche se répand. Et le blasphème, et les plaisirs illicites qu’encourage un monde désireux de vider les églises et de s’enrichir. Dans des cercles mondains qui se disent catholiques, l’on pratique le spiritisme sans comprendre que l’on commerce avec le diable.
Face à la force, le pardon
Or, justement, le diable s’agite beaucoup autour du Curé d’Ars : « Trois comme toi et mon empire serait détruit ! », grince-t-il. C’est un peu pour l’entendre faire son tapage que l’on vient d’abord, rire de ce petit prêtre qui croit encore à ces bêtises. Mais il lui suffit de regarder le plaisantin et, d’une parole, il le retourne et le jette à genoux dans le confessionnal. Les blessures cachées, il les devine aussi. Dans ce monde moderne où priment la force et la réussite, il console, fait entrevoir la récompense céleste que les hommes ne sauraient dispenser, rassure. À la veuve éplorée dont le mari s’est suicidé, il rétorque : « Entre le pont et l’eau, il y avait place pour le repentir et le pardon », promettant le salut du défunt.
On vient le consulter pour connaître l’avenir, discerner le choix d’une vocation, d’un conjoint, d’un emploi. Mais, là encore, ce n’est pas une diseuse de bonne aventure que l’on rencontre, ni un notaire de famille. La réponse n’est pas toujours celle espérée. Il annonce décès, accidents, malheurs sans ambages car son but est invariable : montrer la route du Ciel et l’accès n’en est jamais aisé. Peu importent réussite et santé si l’on doit se perdre. Décidément, ce n’est pas un séducteur ni un courtisan. En attestent ces importants qui pensent que leur titre, leur argent leur vaudront la priorité pour le rencontrer et qui se retrouvent, furieux, à faire la queue comme les autres. « Je parle à l’empereur tous les jours ! » s’énerve l’un, et M. Vianney de rétorquer : « Et moi, je parle à Dieu tous les jours », ce qui remet les choses à leur place.
Il conseille, lui qui n’a pas étudié, au dépit de directeurs de conscience couverts de diplômes mais ses conseils viennent d’en haut. En témoignent ceux qui, médusés, voient son obscur confessionnal irradier une lumière surnaturelle ou entendent des dialogues venus du paradis. Mais il faut un cœur humble pour le comprendre. Un prêtre mondain s’exclamera en le voyant : « Le Curé d’Ars ? Ce n’est que cela ! », et il est révélateur qu’une sotte jette les mêmes mots un peu plus tard à Bernadette. Ainsi Dieu prend-il plaisir à confondre la morgue d’une époque emplie d’elle-même. Ce qui n’est rien aux yeux du monde devient son instrument de prédilection.
Une grande humilité
Le Curé d’Ars pousse cependant si loin l’humilité qu’il ne veut même pas être tenu pour le canal des grâces dispensées. Sainte Philomène, dont il fait la renommée (voir encadré), lui sert affectueusement de complice quand il lui fait endosser tout ou partie de ses miracles de guérison. Ne peut-il les lui faire endosser, cela arrive, il s’avoue tout embarrassé. Est-ce donc la santé qu’on vient lui demander ? Non, puisque, là aussi, il n’intervient pas toujours, estimant que certaines croix mènent au Ciel et qu’il ne faut surtout pas les perdre. L’on peut quitter Ars infirme ou malade comme devant.
Alors, pourquoi ces diligences, ces coches d’eau, ces trains pleins à craquer ? Parce qu’il y a là quelqu’un qui montre Dieu et qu’hier comme aujourd’hui, cela seul compte.
Sainte Philomène, sa « chère petite sainte »
« Pax tecum, Filumena ». Lorsqu’en mai 1802, des archéologues découvrent dans les catacombes romaines de Priscille une inscription funéraire brisée en plusieurs morceaux, l’émotion est de taille : elle indique la présence d’une tombe encore jamais ouverte, où se trouvent des ossements et une fiole contenant, semble-t-il, des restes de sang, signe qu’il s’agirait là d’un martyr. Si l’on ne sait rien de cette « Philomène » – son existence historique est même aujourd’hui discutée, comme en témoigne sa suppression du calendrier liturgique en 1961 – son culte se répand rapidement. En 1836, la bienheureuse Pauline Jaricot guérit d’une maladie en se rendant sur sa tombe et obtiendra un an plus tard du pape Grégoire XVI la reconnaissance du culte à sainte Philomène. Entre-temps, elle se rend à Ars voir un ami de sa famille, l’abbé Jean-Marie Vianney, à qui elle remet un reliquaire de sainte Philomène. « Monsieur le curé, ayez grande confiance en cette sainte ! Elle vous obtiendra tout ce que vous lui demanderez » lance la fondatrice des Œuvres pontificales missionnaires à son ami prêtre.