Quel rôle Pauline a-t-elle joué dans la vie de Thérèse ?
Yann Gourtay : À la mort de leur mère, Zélie, en 1877, Thérèse n’a que 4 ans. Elle choisit Pauline, deuxième de la fratrie,
comme « mère de substitution ». Un peu par défaut : elle aurait préféré Marie, l’aînée de la famille, que sa sœur Céline avait
déjà choisie. Mais c’est un choix heureux, car Pauline a joué un rôle très important auprès de Thérèse. Elle lui a d’abord donné une excellente éducation humaine et spirituelle, ainsi qu’une très bonne instruction scolaire, lui transmettant en particulier l’amour de l’écriture. Elle a aussi, partiellement bien sûr, compensé le manque affectif maternel.
Quelles étaient leurs relations au carmel ?
Devenue carmélite, Pauline considérait toujours Thérèse comme la petite dernière, le « bébé » de la famille. Mais Thérèse s’affranchit peu à peu, et une distance se crée entre les deux sœurs carmélites. Pauline comprend mal les tentatives que fait Thérèse pour partager avec elle son expérience spirituelle et l’informer de ses problèmes de santé, avec la progression de sa tuberculose. La jeune carmélite va donc se tourner vers d’autres membres de son entourage, qu’elle initie à sa « petite voie » de l’enfance spirituelle : ses autres sœurs – Marie, Céline et Léonie –, les novices et les prêtres auxquels elle écrit. Ils constituent le premier cercle de ses disciples. Pauline n’en fait pas partie : elle sera, en quelque sorte, « l’apôtre de la dernière heure » de Thérèse, ne découvrant sa « petite doctrine » que fin mai 1897, trois mois seulement avant la mort de sa jeune sœur ! C’est un double choc pour elle car elle comprend, en même temps, que Thérèse va bientôt mourir et qu’elle vit une expérience spirituelle hors du commun. Elle en sera un peu blessée, comme en témoignent les messages qu’elles échangent à l’intérieur du carmel. On y voit Thérèse s’abaisser, avec beaucoup de douceur, vers son aînée, pour la rejoindre et lui expliquer ce qu’elle a découvert. Les rôles s’inversent : Thérèse devient le maître spirituel de sa sœur et Pauline « bascule » de chef de famille à disciple.
Quel a été son rôle dans la publication de l’autobiographie de Thérèse ?
Un rôle essentiel. C’est elle qui demande à Thérèse, en 1895, de rédiger ses souvenirs d‘enfance, qui deviendront le « Manuscrit A ». C’est elle aussi qui retranscrit les dernières paroles de sa sœur avant sa mort – le Carnet jaune, publié dans les Derniers entretiens. Après sa mort, Pauline pressent, avec Mère Marie de Gonzague [prieure du carmel de 1896 à 1902, N.D.L.R.], que les écrits de Thérèse pourraient toucher des âmes bien au-delà du carmel. Elle reprend alors tous les manuscrits pour en faire un ouvrage unique, enrichi par ses lettres et ses poésies, dans le but de les rendre accessibles au grand public. Elle restructure et modifie la forme du texte, sans toucher au sens. Cette reconstitution, intitulée L’Histoire d’une âme, devient l’ouvrage de référence sur Thérèse jusqu’en 1956 – date à laquelle sont publiés ses trois manuscrits originaux. La transformation des écrits de sa sœur lui a été beaucoup reprochée mais, sans ce travail, Thérèse n’aurait sans doute jamais acquis une telle notoriété car ses écrits « bruts » auraient été, à mon avis, plus difficilement accessibles au grand public.
Et dans la canonisation de sa sœur ?
Pauline est l’une des chevilles ouvrières de la canonisation de Thérèse, même si ce n’est pas elle qui a lancé la cause. Après avoir été déjà deux fois prieure, elle est rappelée en 1909, alors que se prépare le procès en béatification. Elle impose une certaine image de Thérèse, notamment grâce à l’iconographie, secondée par sa sœur Céline [Sœur Geneviève de la Sainte-Face, peintre, N.D.L.R.], en publiant des images pieuses portant des petites phrases de Thérèse. En 1910, elle fait partie des principaux témoins au procès de béatification. Elle organise également un très important réseau de relais, en particulier à Rome, auprès des cardinaux, pour faire avancer la cause. Elle est bien la fille de Zélie [qui avait une entreprise de dentelles, N.D.L.R.], avec un génie marketing très développé et moderne ! Thérèse est béatifiée dès 1923.
Pourquoi Pauline a-t-elle été nommée prieure à vie ?
Après déjà cinq priorats, exceptionnellement prolongés en raison de la Grande Guerre, puis de la progression de la cause de Thérèse, elle a été nommée prieure à vie en 1923, par privilège pontifical de Pie XI. Sans doute en raison de son importance au sein de l’Église en France, dont elle était devenue un personnage très important. D’autre part, très romaine – ou ultramontaine – par son éducation, Mère Agnès est entièrement dévouée au Pape. Elle écrit régulièrement à Rome pour informer les cardinaux de la vie de l’Église en France, en « échange » de leur travail pour faire avancer ses propres dossiers – en particulier la béatification de sa sœur. Le carmel de Lisieux représentait donc, pour Rome, une sorte de « bastion avancé » dans l’Église en France ! Par ailleurs, les grands personnages du monde entier défilent au carmel de Lisieux et demandent à rencontrer Mère Agnès au parloir, après avoir prié devant les reliques de Thérèse. Enfin, grâce à la vente des médailles, livres… le carmel s’enrichit et finance de nombreuses œuvres en France. Tout cela contribue à faire de Mère Agnès un personnage incontournable, très influent dans les sphères dirigeantes du catholicisme français. Au point que certains évêques se sont plaints des relations avec les sœurs Martin, qui n’en faisaient, disaient-ils, qu’à leur tête, toujours soutenues par Rome !
Quels étaient en particulier ses liens avec Pie XII ?
Il est venu la rencontrer au parloir de Lisieux avant de devenir pape, en juillet 1937, et gardera un souvenir très fort de cette rencontre. Lorsqu’il est élu, en 1939, ils s’écrivent directement, sans passer par le secrétariat du Pape. Le Pape reprend également un des usages établis entre Pie XI et Mère Agnès, permettant notamment à celle-ci de lui envoyer directement ses intentions de prière, pour lesquelles il célébrait la messe ! À la fin de la vie de la prieure, Pie XII lui envoie des messages pour l’assurer de sa prière.
L’autre Ouragan de Gloire. Pauline Martin – Mère Agnès de Jésus (1861-1951), Yann Gourtay, éd. du Carmel, 2024, 920 pages, 29,90 €.