Prêtre dans les camps : jusqu’au bout du sacerdoce - France Catholique
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Prêtre dans les camps : jusqu’au bout du sacerdoce

Durant les semaines qui ont suivi la libération des camps nazis, les survivants hagards ont peu à peu quitté les enceintes barbelées. Pour les prêtres, nombreux, cette expérience atroce fut l’occasion de mettre en lumière la grandeur du sacerdoce.
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On a beaucoup parlé, y compris dans les colonnes de France Catholique, des persécutions menées par le régime nazi contre le clergé européen, des racines profondément antichrétiennes du national-socialisme, et des actes de résistance remarquables de l’église tout au long de ces années noires. Mais une fois ces prêtres, religieux et séminaristes arrêtés et déportés – que ce soit pour objection de conscience, pour avoir caché des Juifs, pour avoir soutenu des réseaux de résistance – leurs itinéraires sont bien souvent demeurés méconnus, alors qu’ils sont autant de témoignages inouïs manifestant la puissance de l’Église face aux forces de la mort. « Le mal ne prévaudra pas », a dit le pape Léon XIV au lendemain de son élection. Huit décennies plus tôt, les prêtres des camps en ont livré la preuve lumineuse.

Prétendre brosser ici un tableau complet de l’expérience concentrationnaire des prêtres serait vain, tant les cas ont été variés. Établissons cependant une distinction importante entre les prêtres et religieux qui furent détenus de manière individuelle et isolée de la grande masse des déportés, et ceux – 2 720 au total – qui furent regroupés à Dachau, le « camp des prêtres ». Des premiers, certains noms sont restés, comme le Polonais Maximilien Kolbe ; déporté et mort à Auschwitz, le prêtre français Jacques de Jésus – dont Louis Malle a retracé l’itinéraire dans son film Au revoir les enfants – déporté et mort à Mauthausen, le prêtre allemand Otto Neururer, déporté et mort à Buchenwald, le prêtre français Pierre Leroy, déporté et mort à Bergen-Belsen, et tant d’autres… Ceux-là, isolés au milieu des laïcs de toutes obédiences, ont souvent manifesté des qualités individuelles admirables – dont le sacrifice volontaire du Père Kolbe offre un exemple irréductible – qui ne permettent pas néanmoins d’en faire une lecture strictement ecclésiale.

Déportés à Dachau

Tel n’est pas le cas des prêtres déportés à Dachau, où ils furent regroupés après la signature en novembre 1940 d’un accord entre le Reich et la conférence épiscopale allemande, largement préparé par le Saint-Siège par le truchement de la nonciature. Cet accord, qui permet le rassemblement des religieux dans le camp bavarois, prévoit aussi – « privilège » incontestable – qu’ils soient réunis dans les mêmes baraquements et même qu’une chapelle soit aménagée, ce qui sera le cas dans le Block 26, où une première messe est célébrée le 21 janvier 1941 par le Polonais Pawel Prabucki.

Que l’on n’imagine pas pour autant que les prêtres aient bénéficié d’un régime à part. Si l’accord de 1940 disposait qu’« ils seront soumis à des travaux légers », l’article est immédiatement bafoué, et on retrouve vite ces hommes astreints aux mêmes tâches que l’ensemble des Häftlinge, « détenus ». Tondus, affamés, transis pendant les mois hivernaux, vêtus de hardes frappées la plupart du temps du triangle rouge inversé – signe des détenus politiques – ils participent aux tâches quotidiennes, aux appels interminables, aux kommandos de travail exténuant, comme dans la fameuse Plantation, où l’on cultive des fleurs que des SS en bel uniforme viennent acquérir pour leurs épouses, et où l’on meurt comme des mouches…

Certes, il peut survenir que leur régime soit parfois adouci, avec des livraisons de colis de la Croix-Rouge ou un allègement de la charge de travail, mais ces phases annoncent en général un redoublement d’ignominies. Les prêtres de Dachau sont en effet les cobayes privilégiés des expériences médicales menées par des « médecins » nazis, en particulier un certain Klaus Schilling, spécialiste de médecine tropicale. À partir de novembre 1942, juste après une grande famine qui ravage Dachau, des prêtres sont sélectionnés pour se voir inoculer la malaria ou des exsudats qui déclenchent d’épouvantables phlegmons. Les remèdes testés se révèlent inefficaces et les victimes meurent dans des souffrances terribles que rien ne vient soulager.

Euthanasiés

Dans l’ordre des persécutions spécifiques, les prêtres âgés sont les cibles spécifiques des euthanasies pratiquées dans les chambres à gaz du château de Hartheim, près de Linz, dans le nord de l’Autriche. Ce programme baptisé « Sonderbehandlung 14F13 », qui est la continuité du tristement célèbre Plan Aktion T4, qu’Hitler avait donné l’ordre d’interrompre à la suite des interventions de Mgr Clemens August von Galen, l’évêque de Münster, conduit à la liquidation de plus de 300 prêtres de mai à août 1942. Une expression désignait ces convois : ce sont les Himmelfahrts Transporte, ou les « transports de l’Ascension ».

Si l’on ajoute à ces persécutions spécifiques le climat permanent de blasphème et d’humiliation entretenu par les SS et les kapos – avec ces injures obscènes contre la Vierge Marie, l’élimination des bréviaires et chapelets dans les tinettes infâmes du camp, ou encore des mises en scène affreuses singeant la passion du Christ, on imagine aisément que ces hommes n’ont pu résister longtemps à l’état concentrationnaire, dont l’objet, avant l’assassinat, est de réduire les prisonniers à l’état de Stücke, littéralement de « pièces », de « morceaux », c’est-à-dire de loques déshumanisées et serviles, tout juste bonnes à travailler dans les usines et ateliers de la machine de guerre nazie, avant d’être éliminées une fois usées.

Un régime impitoyable

Pourtant, c’est tout le contraire qui s’est produit dans les baraques 26, 28 et 30 de Dachau. En vain, ou presque, l’historien peut-il chercher des exemples de profonde lâcheté, de vol ou de délation parmi les prêtres du camp. Tout au plus a-t-on identifié un épisode de vol de pain qu’il ne faut pas relativiser : dans les conditions de famine du camp, un tel geste est l’un des actes les plus graves que puisse commettre un déporté.

Non. Le clergé de Dachau se tient droit, même s’il partage toutes les souffrances, les peurs et parfois la tentation du désespoir de tous. Le taux de mortalité qui les frappe – 38 %, comparable à celui des autres déportés – atteste du caractère impitoyable du régime auquel ils sont soumis. Comment expliquer cette tenue globale, qui ne doit en rien estomper les comportements magnifiques et nombreux, mais individuels ou par petits groupes, qui ont pu fleurir dans les camps ? La première cause est très concrète : les prêtres qui se retrouvent dans les Blocks dédiés partagent un même profil, une même foi et une même langue – le latin – ce qui leur permet d’atténuer fortement le sentiment d’isolement qui s’empare de tous les Zugänge, les « nouveaux arrivants », et qui – généralement – « casse » d’emblée l’impétrant, seul, presque nu, soudainement plongé dans un univers où résonnent les hurlements et les aboiements des chiens.

Mais le facteur le plus puissant qui peut expliquer la singularité des prêtres est assurément le maintien, dans les conditions les plus extrêmes, de la vie de foi. Quelle que soit la période – de persécution redoublée ou de relative clémence, de famine ou juste de disette, de stabilité sanitaire ou d’épidémie de typhus – le clergé de Dachau vit au rythme du calendrier liturgique, prie en communauté ou s’efforce de vivre la charité. Ceux qui exerçaient l’autorité en liberté se la voient reconnue sans discussion sur place, comme Mgr Michal Kozal, évêque polonais mort en 1943, ou Mgr Gabriel Piguet, évêque de Clermont-Ferrand, qui survivra. Même lorsqu’en plein hiver, à peine vêtus, dans la courette qui jouxte leur baraque, ils font la « boule » – c’est-à-dire qu’ils s’agglutinent de manière grotesque pour se protéger du froid mordant – la déférence reste de mise, sans affectation non plus. Ce maintien d’une autorité permet de préserver la décence de ces hommes grâce à une organisation précise et humaine. Informé, le cardinal Von Faulhaber, archevêque de Munich, décide – fait exceptionnel – d’élever le camp de Dachau au rang de doyenné en novembre 1944 pour souligner cette singularité unique dans l’histoire de l’Église.

Le réconfort de la Présence réelle

Les sacrements, enfin, sont dispensés, et jouent un rôle majeur. L’eucharistie, régulièrement célébrée dans la chapelle du camp, permet au clergé de recevoir la Présence Réelle. Les témoignages sont unanimes : c’est une source de réconfort ineffable qui conduit les prisonniers à rivaliser d’ingéniosité pour pourvoir la chapelle en hosties – parfois confectionnées sur place à partir de froment glané clandestinement dans les champs proches des Kommandos extérieurs – et en vin. Les prêtres, bien sûr, ont à cœur de la distribuer dans le camp, se transformant pour l’occasion en Tarcisius modernes, souvent aidés par des laïcs : la démarche est terriblement risquée, mais ils ne la fuient pour rien au monde.

Au-delà de l’Eucharistie – centrale – rappelons aussi que Dachau fut le cadre d’une ordination clandestine, celle du jeune Allemand Karl Leisner, devenu prêtre le 17 décembre 1944 alors qu’il est déjà condamné par la tuberculose. Enfin, les extrêmes-onctions sont aussi distribuées en nombre aux confrères agonisants, tandis qu’à chaque passage des charrettes qui conduisent les cadavres au crématoire, les prêtres se découvrent et se signent, redonnant une dignité symbolique aux pauvres corps voués à la disparition.

Ces forces que puisent les prêtres déportés dans la souffrance partagée, dans la persistance de l’organisation ecclésiale et dans le soulagement des sacrements, expliquent sans doute les décisions sublimes qu’ils sont nombreux à prendre pour venir au secours de leurs compagnons de misère, toutes conditions confondues. Assurément, leur sacrifice volontaire, durant la grande épidémie de typhus de l’hiver 1944-1945, est l’une des plus belles pages de l’histoire de l’Église. Apprenant les conditions effroyables dans lesquelles meurent les laïcs contaminés dans des baraques sous quarantaine, sans aucun secours, les prêtres sont nombreux à se porter volontaires pour remplacer les kapos et infirmiers qui ont fui les baraques infestées par le virus. Au total, le chanoine français Auguste Daguzan, chargé de la sélection, doit en écarter plusieurs, mais en retient 18 qui prennent un billet sans retour pour ces baraques de la mort. Tous sont contaminés et plusieurs – comme le bienheureux Engelmar Unzeitig, surnommé « l’Ange de Dachau » – s’éteignent au chevet de leurs camarades.

Une moisson de saints

Les fruits de l’expérience des prêtres de Dachau sont innombrables. On soulignera tout d’abord la moisson de saints et bienheureux que « favorisa » la déportation, l’un des derniers en date étant saint Titus Brandsma, prêtre néerlandais, canonisé en mai 2022 par le pape François. Et l’on espère aussi, du côté français, aboutir un jour prochain à la béatification des Pères Pierre de Porcaro et Victor Dillard, prêtres engagés dans l’aumônerie clandestine du STO et morts à Dachau. On ne manquera pas non plus de mentionner la dimension œcuménique très puissante de cette expérience, son incidence sur la question très actuelle du respect de la vie, ou sur l’importance du latin comme langue partagée de l’Église universelle. Aussi est-ce à ce titre, et seulement à ce titre, que l’on peut comprendre l’extraordinaire parole du Père Léo De Coninck, jésuite belge et figure des baraques des prêtres, louant « trois ans d’expérience que pour rien au monde je ne voudrais ne pas avoir faites ».