En Normandie, à quelques kilomètres de la belle ville de Caen, une immense abbaye du XIIe siècle, fondée par les prémontrés, abrite présentement l’IMEC (Institut de la mémoire et de l’édition contemporaine). Sa mission est de recueillir les archives des grands écrivains, des philosophes et des artistes du XXe siècle. Parmi ces archives, une collection particulièrement importante concerne le legs du philosophe Claude Tresmontant. Et notamment un dictionnaire hébreu ancien-grec ancien, fruit d’un travail considérable, dont les implications exégétiques et théologiques sont essentielles.
« Le Christ hébreu »
Si, en effet, les Évangiles ont été écrits en grec, qui est la langue commune du bassin méditerranéen, plus que le latin, ils ne s’en rapportent pas moins à un personnage historique, Ieshoua de Nazareth. Claude Tresmontant, en vertu de sa connaissance exceptionnelle de l’hébreu, était à même de découvrir sous le grec un sous-texte hébreu, d’autant plus précieux qu’il se rapportait à la personne vivante du Christ. En son temps, la découverte de ce « Christ hébreu » – deux ouvrages, le premier publié en 1970, le second en 1983 –, avait intéressé quelques représentants des disciplines théologiques, quoique de façon assez marginale. Il avait fallu un éditeur courageux et indépendant comme François-Xavier de Guibert pour permettre à l’écrivain de s’exprimer – un écrivain qui, par ailleurs, était maître-assistant en Sorbonne, disposant d’un auditoire fervent d’étudiants mais souvent ostracisé par le monde universitaire.
Salué par Maritain et Girard
Alors qu’on devrait célébrer le centenaire de la naissance de Claude Tresmontant (1925-1997), il semble bien que sa mémoire avait été effacée de toute commémoration officielle, ainsi que toute trace d’une œuvre pourtant importante. Sauf que, brusquement, un témoignage inattendu surgit, dont la force d’attestation restitue la figure que seuls quelques contemporains majeurs avaient saluée : Jacques Maritain, René Girard, Pierre Chaunu, le grand rabbin Kaplan. Personnages auxquels j’ajouterais le cardinal Joseph Ratzinger pour l’avoir entendu signifier son intérêt pour le philosophe. Ce témoignage émane du propre fils de Claude Tresmontant, Emmanuel, qui entretient avec son père une relation existentielle particulière. Il se fait qu’éloigné de lui depuis sa petite enfance, une brusque envie de retrouvailles l’a conduit à rencontrer un personnage qu’il découvrait à neuf en entrant dans la profondeur de sa pensée avec une rare acuité.
Le sens d’une recherche
En nous livrant ce témoignage personnel, Emmanuel Tresmontant répare une injustice flagrante mais surtout restitue le sens d’une recherche qui ne peut manquer de toucher ce qui se rapporte à des aspects essentiels de la culture chrétienne. Tout d’abord, alors que le concile Vatican II avait mis fin à tout un contentieux judéo-chrétien, Claude Tresmontant l’avait précédé dix ans auparavant, en donnant un contenu à ces retrouvailles : il attirait l’attention sur la pensée hébraïque et la métaphysique biblique. Précédant tous les développements de la théologie, aussi bien ceux de la période patristique que ceux de la période médiévale, la Révélation biblique expose tous les fondamentaux sur lesquels la pensée chrétienne pourra élaborer son enseignement. Le mérite de Tresmontant est de le montrer clairement. Saint Thomas d’Aquin n’a-t-il pas utilisé Aristote, en le confrontant à la doctrine de la Création ?
Contre le nihilisme
C’est cette doctrine qui caractérise aussi toute l’élaboration philosophique du chercheur, qui a découvert dans les données de la science contemporaine une confirmation de l’apparition de l’univers ex nihilo. Un de ses ouvrages les plus importants sur le sujet date de 1966 : Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu. Voilà qui s’oppose directement au nihilisme contemporain. C’est le mérite d’Emmanuel Tresmontant de le rappeler avec la plus grande force.
Claude Tresmontant. Un ouvrier dans la vigne, Emmanuel Tresmontant, éd. Arcades Ambo, 272 pages, 27,20 €.