Quand la Sorbonne marchait vers Chartres - France Catholique
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Pèlerinage de Chartres : Pour que règne le Christ !
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Quand la Sorbonne marchait vers Chartres

NOTRE SÉRIE SUR CHARTRES (6/7). Le pèlerinage de Chartres est par excellence celui des jeunes et des étudiants. Et cela fait 90 ans que cela dure. Grâce à un homme : Mgr  Maxime Charles.
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Colonne de pèlerins sur les routes de la Beauce, avant 1964.

Colonne de pèlerins sur les routes de la Beauce, avant 1964.

© Collection particulière

Au printemps 1944, un prêtre parisien, l’abbé Maxime Charles (1908-1993) est nommé aumônier des étudiants catholiques de la Faculté des lettres de la Sorbonne par le cardinal Suhard, archevêque de Paris. Tout au long des quinze années d’un ministère particulièrement dynamique, il se consacre sans trêve à l’évangélisation du milieu des étudiants parisiens dans le cadre du Centre Richelieu fondé dans ce but à l’été 1945. Le pèlerinage annuel des étudiants à Chartres, à l’occasion de la fête de la Pentecôte, constitue une des formes les plus spectaculaires de la spécificité et de la fécondité du ministère de ce prêtre. Ne compte-t-on pas 150 pèlerins issus du Centre Richelieu en 1945 et plus de dix mille en 1959 ? Quelles sont les raisons de ce succès ?

Une dimension nouvelle

Si l’abbé Charles n’est pas à l’origine de ce pèlerinage, créé en 1935 par des étudiants parisiens regroupés autour de Jean Aubonnet et rapidement encadrés par l’aumônier des étudiants en Lettres d’alors, l’abbé François Basset (1899-1943), il est celui qui va lui donner une identité et une dimension tout à fait hors du commun. Il y a en effet chez lui non seulement la conviction que tout homme est fait pour rencontrer Jésus-Christ, mais encore une volonté invincible de tout faire pour donner l’occasion de vivre cette rencontre à tous ceux dont il a la responsabilité, en particulier les jeunes, volonté qu’avait remarquée pendant la guerre le R.P. de Lubac, quand il avait rencontré l’abbé Charles à la Sainte-Baume en 1942.

Quand il arrive en Sorbonne en 1944, l’abbé Charles comprend rapidement que le pèlerinage à Chartres constitue chaque année une occasion exceptionnelle de permettre cette rencontre. Il va la saisir. La condition principale et la plus nécessaire pour mener son projet à bien est d’obtenir une large autonomie par rapport à l’organisation centralisée, contrôlée par les aumôniers dominicains de la Faculté de droit – en particulier le R.P. Ambroise Faidherbe (1901-1971) –, qui ont cependant eu le mérite de réussir à maintenir le pèlerinage durant la difficile période de l’Occupation.

Une méthode originale

Plutôt que de mélanger indistinctement ses étudiants parisiens dans les chapitres, l’abbé Charles se bat pour que les différentes composantes universitaires du pèlerinage conservent leur cohérence sur la route de Chartres. L’enjeu est de faire du pèlerinage un instrument d’apostolat, ce qui ne peut être réalisé qu’en faisant coïncider le chapitre et l’apostolat réalisé dans l’année. C’est ainsi qu’au terme de discussions parfois houleuses naît la « branche Péguy » en 1947.

Nourriture spirituelle

Il faut ensuite préparer le pèlerinage. Pour comprendre les conditions de cette préparation, il faut savoir que ce pèlerinage destiné aux étudiants comporte une forte dimension intellectuelle, dans la mesure où l’abbé Charles estime qu’il faut nourrir les étudiants avec une exigence intellectuelle aussi élevée que l’est celle de leurs études supérieures. Chaque année, un thème est donc longuement préparé par des cours hebdomadaires et des lectures autour des aumôniers du Centre Richelieu, la préparation surnaturelle accompagnant par ailleurs cette préparation intellectuelle.

Les principaux responsables sont les chefs de chapitre – il faut noter au passage la tonalité franciscaine de ce terme – qui eux-mêmes ont sous leurs ordres des chefs d’équipe, un chapitre regroupant idéalement une soixantaine de personnes. Dès le début de l’année universitaire, les chapitres se structurent et les cadres recrutent activement les pèlerins qui se joindront à eux au printemps suivant. À la fin des années 1950, la branche Péguy comptera ainsi près de mille chefs d’équipe dûment formés théologiquement !

Si le pèlerinage de Chartres est longuement préparé tout au long de l’année au milieu des autres activités du Centre Richelieu implanté au 2 et au 8, place de la Sorbonne, son déroulement prend bientôt son rythme de croisière. Une cérémonie de lancement a lieu le vendredi soir à Notre-Dame-de-Paris, puis les pèlerins se retrouvent le samedi en début d’après-midi à la gare d’Austerlitz, dans un joyeux désordre, pour prendre un train à destination de Dourdan, où le pèlerinage en tant que tel commence vraiment.

Conçue comme une rencontre avec Dieu

Sur les routes de la Beauce, des dizaines d’aumôniers sont à la manœuvre, relayés par les chefs de chapitre et les chefs d’équipe. Les « marches discussion » sur le thème du pèlerinage alternent avec les « marches méditation », car la route vers Chartres est conçue comme une rencontre avec le Christ qui s’opère avant même d’avoir atteint le but géographique. À la pause, une synthèse par chapitre a lieu. Les chefs de chapitre font remonter les fruits des discussions et les éventuelles questions et une synthèse théologique est donnée. Au pèlerinage de Chartres, la théologie retrouve sa vocation : mener à Dieu.

Messes synchronisées

Un autre aspect spécifique de ce pèlerinage est sa dimension liturgique. L’abbé Charles met au point différents dispositifs : les messes sont en plein air, et comme il n’est pas question à l’époque de concélébration, elles sont synchronisées : les pèlerins sont disposés en demi-cercle autour de l’autel principal tandis qu’aux franges de l’assemblée, devant chaque chapitre, un prêtre dit sa messe sur un autel plus petit au même rythme que le célébrant principal. Le pèlerinage doit donc s’équiper d’autels et de confessionnaux portatifs !

Par ailleurs, l’abbé Charles organise de grandes veillées paraliturgiques car les règles du jeûne eucharistique empêchent d’organiser une messe en soirée. En 1947, on proclame ainsi des témoignages de convertis célèbres, tandis qu’en 1950, lors de l’année dite « de la Rédemption », un grand chemin de croix est organisé et un calvaire édifié avec des pierres apportées par chaque chapitre depuis Paris.

On organise également des veillées bibliques. Cependant, l’assouplissement des règles du jeûne eucharistique par Pie XII en 1954 permet ensuite d’organiser des messes le soir. Le château d’Esclimont est ainsi le cadre d’une grandiose messe de nuit à laquelle assistent 5 500 pèlerins en 1956.

Cette dimension est sans doute celle qui marque le plus les pèlerins. Les conversions sont le secret des cœurs, mais elles sont sans doute plus nombreuses dans le cadre liturgique dont l’abbé Charles est l’ordonnateur par excellence.

Les derniers kilomètres

Après avoir marché le samedi et avoir (peu) dormi dans le foin de granges plus ou moins hospitalières, les pèlerins se lèvent matinalement le lendemain avec une méditation, la messe de la Pentecôte et la reprise de la route. C’est la journée la plus difficile, celle au cours de laquelle on prie vraiment avec ses pieds. Le lundi, on se lève à 4 h 30 pour parcourir les derniers kilomètres, toucher au but et entrer dans la cathédrale de Chartres pour la messe de clôture du pèlerinage.

Au fil des ans, les pèlerins toujours plus nombreux ne parviennent plus à tenir ensemble dans la cathédrale, au point qu’il faut plusieurs fois dédoubler les routes et même les jours de déroulement du pèlerinage lui-même.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car le retour fait partie du pèlerinage de Chartres. Au milieu des années 1950, dès la sortie de la cathédrale, une édition spéciale de Tala-Sorbonne, le journal du Centre Richelieu, est distribuée aux pèlerins ! L’écho médiatique de ce pèlerinage est toujours plus fort, comme en témoigne par exemple l’éditorial de François Mauriac paru dans Le Figaro du 28 mai 1953 et rendant compte du « Pèlerinage des dix mille ». Les pèlerins fatigués et crasseux rentrent à Paris en train, et nombreux sont ceux qui connaissent le même sentiment que les pèlerins d’Emmaüs après avoir reconnu Jésus : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant ? »

Un double sacrifice

Ainsi, l’étonnant succès du pèlerinage des étudiants de Paris à Chartres – 4 000 pèlerins en 1947, 18 000 en 1959 –, et plus particulièrement de la branche Péguy, tient-il en grande partie à la personnalité de l’aumônier fondateur du Centre Richelieu, à ses collaborateurs tels les abbés Lustiger, Monteynard ou Coloni, aumôniers du Centre, et aux dizaines de prêtres qui les rejoignent. Il tient aussi aux cadres laïcs du Centre et particulièrement aux chefs d’équipes qui sont les ouvriers invisibles de cette belle entreprise, à sa dimension intellectuelle, apostolique, communautaire ou ascétique. Mais il s’enracine sans doute, avant tout, dans le double sacrifice antérieur de deux personnes.

La première est l’abbé Basset, le prédécesseur de l’abbé Charles, arrêté par la Gestapo en 1941 et mort en déportation à Mauthausen fin 1943 en offrant sa vie pour le succès du prêtre qui le remplacerait, lui qui avait déclaré : « Il faut que des prêtres meurent si on veut qu’après la guerre la France demeure fidèle à l’Église. »

La seconde est un jeune homme dont l’abbé Charles a fait la connaissance dans le cadre d’un Chantier de Jeunesse situé dans l’Allier, dont il était l’aumônier au début des années 1940. Il s’appelait Jean Ficheux (1920-1945). Là, déjà, l’abbé Charles avait su annoncer l’amour du Christ dans un cadre pourtant indifférent, voire hostile, avec un succès tel que le jeune homme, par ailleurs étudiant en Sorbonne, avait déclaré au prêtre prier pour qu’il y soit nommé aumônier après la guerre… Jean Ficheux, que l’abbé Charles considérait comme un saint, est mort en déportation dans les bombardements américains du camp de Dora en avril 1945.

Le pèlerinage de Chartres a sans doute changé la vie de bien des personnes, mais c’est là le secret des cœurs, parfois discrètement levé dans la correspondance de l’abbé Charles qui a été conservée. On y trouve l’expression de la gratitude de beaucoup de personnes, qui ont eu vingt ans dans les années 1950 et qui ont croisé alors le chemin de l’abbé Charles.

Pour bien des étudiants de Sorbonne, ce pèlerinage s’est souvent prolongé par le pèlerinage par excellence, c’est-à-dire en Terre sainte, « à la rencontre de la sainte humanité du Christ », selon le titre d’un article de l’abbé Charles qui a également organisé là-bas des dizaines de pèlerinages, en particulier quand il devint recteur de la basilique de Montmartre, entre 1959 et 1985.

Plus largement, le Centre Richelieu a été une étonnante matrice de plusieurs générations de militants catholiques dont l’étude est encore à entreprendre et qui n’auraient pas existé sans l’action d’un aumônier au caractère bien trempé et dont la foi soulevait les montagnes. 

Monseigneur Charles,aumônier de la Sorbonne, par Samuel Pruvot, éd. du Cerf, col. Cerf Histoire, 2002, 338 p., 30,80 €.