Diriez-vous que la France fait face à une crise de civilisation ?
Pierre Manent : La crise affecte les repères principaux de notre vie commune, et d’abord notre régime politique. En principe nous vivons toujours dans une démocratie représentative, le peuple français élisant ses représentants qui sont responsables devant lui. En réalité, ce n’est plus vraiment le cas. Le régime représentatif suppose le cadre national, et ce cadre national a été radicalement altéré par la construction européenne. Nous ne savons plus répondre clairement aux questions politiques les plus élémentaires. Qui gouverne ? À quelle communauté politique appartenons-nous ? Quel est l’horizon de notre vie ? Nous sommes divisés entre la France et l’Europe, la France qui a plus de réalité et l’Europe qui a plus de légitimité aux yeux de l’opinion gouvernante. Nous continuerons de nous étioler tant que nous ne saurons pas articuler notre appartenance nationale, qui est et restera première, à une perspective européenne praticable. Ayant investi notre imagination et notre ambition dans une utopie européenne, nous avons cessé de nous sentir responsables pour notre pays.
Pendant des siècles, la France a estimé qu’elle avait une vocation. Laquelle ? Le déclin est-il lié à sa perte ?
Notre vocation a pu être religieuse, politique, littéraire, artistique… Cela voulait dire en tout cas que le mouvement partait de nous, de notre ambition, de notre cœur. C’est en nous que nous puisions notre confiance ! Aujourd’hui, nous nous cachons dans la foule, nous demandons l’autorisation de tout le monde, de l’ONU, de l’Union européenne et de sa Cour de justice, de la Cour européenne des droits de l’homme, des ONG… Notre langue même, qui était la fierté commune de tous les partis, nous l’avons abandonnée : l’enseignement supérieur se fait de plus en plus en anglais. Les Français, qui l’eût cru, jugent leur langue indésirable… C’est la preuve irréfutable qu’ils ne s’aiment plus.
La foi catholique a-t-elle encore un rôle à jouer dans notre pays ? Si oui, lequel ?
Notre pays fut sérieusement et profondément catholique. Saint Paul VI disait : « C’est en France que se cuit le pain intellectuel de la chrétienté. » Si vous ôtez le catholicisme de notre histoire, elle n’est plus reconnaissable. Une fois cela dit, tout reste à faire. Être attaché à un certain paysage spirituel français, cela ne suffit pas pour « devenir chrétien ». Pour devenir chrétien, il faut revenir de loin… Les grands mouvements qui définissent la modernité ont eu une pointe dirigée contre la religion chrétienne, spécialement catholique. Aujourd’hui notre religion est reléguée aux marges de la société. Pour un grand nombre de nos concitoyens, la cause est entendue, la religion, spécialement la religion catholique, est l’ennemie du progrès, et de toute façon un embarras dont l’individu émancipé n’a que faire. Cependant, beaucoup de Français gardent une attache, parfois à peine consciente, à tel ou tel aspect de la vieille religion : une chapelle, un chant, un pèlerinage, une statue de la Vierge… Ce qu’il est raisonnable de souhaiter, je crois, c’est que la religion catholique retrouve non pas son pouvoir social mais un rôle de repère dans la vie française. Un repère qui éclaire, rassure et encourage…