Il est toujours hasardeux de parler d’ « une » tradition intellectuelle catholique. Il y a des augustiniens, des thomistes, des scotistes, et peut-être des ockhamistes parmi les analystes de la linguistique, pour ne pas mentionner les écoles de personnalisme et de phénoménologie qui naquirent au XXe siècle. À l’intérieur de chaque tradition certains penseurs sont principalement redevables à Aristote, d’autres à Platon ou au néo-platonisme ; Dans son dernier livre, A Deeper Vision : The Catholic Intellectual Tradition in the Twentiest Century [« Une vision plus profonde : la tradition intellectuelle catholique au XXe siècle »], (qui vient d’être publié chez Ignatius Press), Robert Royal en est conscient quand il identifie une « intellectualité fondamentale » qui peut être appelée catholique. Il apporte à son ouvrage une exceptionnelle érudition, qui n’a peut-être jamais été surpassée par aucun auteur contemporain.
A Deeper Vision s’ouvre sur une description de la renaissance thomiste dans la philosophie au XIXe siècle. Le pape Léon XIII reconnut que la philosophie ne pouvait être combattue que par la philosophie. Ainsi dans son encyclique Æterni Patris il recommanda la philosophie de saint Thomas comme antidote à l’empirisme et au positivisme qui prévalaient alors. En décrivant l’extension de ce mouvement, Royal attire l’attention sur les œuvres de Jacques Maritain, Étienne Gilson, Maurice Blondel, Yves Simon, Joseph Pieper, Karl Rahner et Bernard Lonergan, parmi bien d’autres.
Dans les années 1950 les observateurs de la scène américaine pouvaient parler d’un thomisme Mid-West, composé de disciples de l’Aquinate installés dans des universités à Toronto, Milwaukee, Chicago, River Forest, Bloomington, St. Louis, Notre Dame et Cincinnati. Avec la conclusion de Vatican II, le paysage changea. Royal consacre un chapitre à « la philosophie catholique en un temps de troubles », décrivant le glissement de Thomas et de la tradition scholastique vers l’éclectisme qui semble prévaloir aujourd’hui. Les interprètes du Concile qui mettent les nécessités de la pastorale au-dessus des nécessités dogmatiques ignorent pour finir la nécessité de défendre philosophiquement les vérités sur lesquelles il a toujours été entendu que la foi était fondée.
Une attention spéciale est accordée à la pensée de Karol Wojtyła. Comme le remarque Royal, pendant la plus grande partie de sa vie, Jean Paul II n’opéra pas dans la tradition thomiste, même s’il écrivit une thèse de doctorat sous la direction d’un des plus éminents thomistes de l’époque, Réginald Garrigou-Lagrange (auteur du toujours pertinent Dieu dans son existence et sa nature). La thèse de Wojtyła était un étude théologique de « la Foi selon saint Jean de la Croix ». C’est seulement assez tard au cours de son pontificat que Jean Paul II approuva explicitement l’étude de saint Thomas.
De la philosophie, Royal passe à la discussion de la théologie avant et après Vatican II. Il parle de théologie en proie à la modernité, s’intéresse au changement qui s’est produit dans les études bibliques et à l’impact des deux faits sur la liturgie. Avec une constante exactitude et perspicacité, Royal reste objectif quand il examine l’impact, pour le meilleur et le pire, de Vatican II.
Une des sections les plus remarquables du livre est la description que fait Royal de la renaissance de la littérature catholique au XXe siècle. Il trouve qu’en Angleterre Christopher Dawson (parmi beaucoup d’autres) a joué un rôle significatif en favorisant cette renaissance. En tant qu’historien et en tant que converti, Dawson mit en question les attaques que lance Edward Gibbon contre le christianisme dans The Decline and Fall of the Roman Empire [Le déclin et la chute de l’Empire romain] avec ses propres études, à savoir, The Age of Gods : A study of the Origins of Culture in Prehistorc Europe and the Ancient Near East (1928) [« L’Âge des dieux : une étude des origines de la culture dans l’Europe préhistorique et le Proche-Orient ancien »], Progress and Religion (1929) [« Progrès et Religion »] et The Making of Europe (1931) [« Comment s’est faite l’Europe »]. Dawson fut immédiatement reconnu comme une voix de première importance pour la culture. T.S.Eliot disait de lui que c’était « l’influence la plus puissante en Angleterre ».
Cette influence s’étendit à des figures de la littérature telles que Gerard Manley Hopkins, Ronald Knox, Maurice Baring, G.K.Chesterton, Evelyn Waugh, Malcolm Muggeridge et J.R.R.Tolkien. Il faut dire toutes les œuvres de Dawson méritent d’être revisitées. Dans un chapitre intitulé The Emergence of Culture as a Protagonist [« L’émergence de la culture comme protagoniste »], Royal relève un passage de Dawson, peut-être plus approprié aujourd’hui qu’au moment où il l’écrivit : « Dans l’État moderne l’esprit du citoyen moyen est façonné par le gouvernement et la presse populaire, et ceux-ci n’apportent aucun véritable substitut à l’accompagnement spirituel profonds qui était fourni par les vieilles traditions religieuses ; »
Dawson est nettement l’un des auteurs favoris de Royal, mais un autre est Charles Péguy dont il s’assure le soutien tout au long de A Deeper Vision. Il trouve irrésistible la pénétration de Péguy quand le poète examine la déchristianisation de l’Europe. Péguy n’en rejette pas la faute sur des forces extérieures, comme beaucoup étaient tentés de le faire, mais aux manquements internes de l’Église. Maritain arriverait à la même conclusion : « le personnel de l’Église ». A Deeper Vision s’achève sur la reproduction de quelques vers que Péguy écrivit en 1912 après un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.
Le paysage littéraire de Royal est vaste. On trouvera des analyses d’auteurs allant de C.S.Lewis, Lewis Carroll et James Joyce à Nicolas Berdiaev et Sigrid Undset. De Kristin Lavansdatter de Undset il dit qu’on peut « le mieux la comprendre comme une sorte de Divine Comédie d’aujourd’hui, bien que celle-ci se déroule entièrement sur terre, et non comme le voyage de Dante qui va de la terre à la montagne du purgatoire et au ciel. » Royal apprécie James Joyce pour son Portrait of an artist as a Young Man, qui peut être considéré comme l’exposé le plus succinct qu’on puisse vraisemblablement trouver de la philosophie de l’art de saint Thomas. Des pages sont consacrées à Dante, bien sûr et à l’énorme vitalité poétique de Paul Claudel qui distingue ses propres explosions spontanées de « la vision du monde bien raisonnée et ordonnée de Dante. »
Cet article n’a fait que gratter la surface de ce superbe ouvrage, un volume qui, à notre avis, mérite une place dans la bibliothèque personnelle de tout catholique sérieux.
jeudi 10 décembre 2015
Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/12/10/the-mind-that-is-catholic/