Aimer, non pas saisir. - France Catholique
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La chasteté : apprendre à aimer
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Aimer, non pas saisir.

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Dans l’ancienne version du prologue de l’Évangile de St. Jean, un certain verset m’a toujours donné des frissons. Le voici, et je ne peux prétendre l’avoir compris :

« Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas reçue. »

Je sais bien pourquoi ça ne marche pas. C’est à cause du verbe « recevoir ». On l’emploie actuellement au sens de « prendre », « comprendre », souvent pour une vague compréhension. Il existe des tests de compréhension de lecture conçus pour vérifier que l’écolier peut se rappeler si c’est le chien qui a chassé le chat, ou le chat qui a chassé le chien. Il faut donc éloigner du verbe une signification douteuse, et adopter une version plus vigoureuse :

« Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie.»

Et là, je comprends. Tout au moins je comprends le sens de la phrase, bien que je doive continuer à méditer toujours sur l’échec éternel des ténèbres dans leur vaine lutte contre la lumière.

Et si je n’étais pas voué à comprendre le sens de la phrase ? Et si le Seigneur, par l’intermédiaire de Saint Jean, ne souhaitait pas que ce fût facile pour moi ?

Jean n’écrivait pas dans son hébreu natal, mais en grec. La simplicité de ses tournures de phrases le trahit. Mais il est aussi évident que Jean a une âme de poète. Ce n’est pas un hasard si les artistes chrétiens le représentaient en compagnie d’un aigle, l’oiseau qui peut planer si haut et dont on disait qu’il pouvait regarder le soleil en face.

Il détecte les vérités là où les gens ne sentent que la terre sous leurs pieds et la brise sur leurs joues. Ces vérités, rares et consistantes, sont trop lourdes pour les mots. Elles épuiseraient toute tentative de les décrire. On peut passer sa vie à tenter d’en élucider une: « Et le Verbe s’est fait chair. » Jean n’essaie pas. Il les étale devant nous, à regarder l’une après l’autre, puis revenir à la première, et à regarder toujours avec reconnaissance, revenant à chacune de ces vérités comme si on les découvrait pour la première fois.

Ainsi, sa prose, avec son vocabulaire restreint, est d’autant plus profonde dans sa portée. Ses mots sont tels les notes d’un poème musical, les menhirs de Stonehenge, ou des archanges dans leur terrifiante et glorieuse individualité.
Car en fait le verbe grec « katalaben » qu’on traduit par « saisir », a en réalité bien d’autres acceptions, comprendre, se rendre compte, s’apercevoir, remarquer, entendre; et ses sens figurés sont en relation avec la compréhension. On agit de même en langage courant. On saisit l’idée de quelqu’un. On la comprend, signifiant selon l’étymologie latine qu’on a tout saisi par les deux bouts. On l’a enregistrée.

Mais les ténèbres n’ont pas saisi la lumière, ne l’ont pas menottée, ne lui ont barré aucun chemin. Elles ne s’en sont pas emparées, elles ne l’ont pas comprise.

Ni ceux vers qui est venu le Verbe. Nous lisons quelques versets plus loin que « le Verbe est venu dans le monde, et le monde a été fait par Lui, et le monde ne l’a pas connu.» Et voilà, les mots nous manquent à nouveau.

Il se peut que, voici cinq-cents ans, le verbe « recevoir » pouvait signifier un peu « prendre », « attraper ». C’est probablement ce que le traducteur s’efforçait d’exprimer, le mot grec « parelabon » (suivre, cotoyer ?) faisant écho à « katalaben » employé précédemment. Nous ne pouvons comprendre le Verbe. Nous ne pouvons le capturer et le ligoter. Mais nous pouvons nous faire capturer par lui.
Nous pouvons le recevoir, l’accueillir. Car « à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,» nés non pas comme on pourrait l’entendre « du sang ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »

Je me débats pour exprimer que ces mots sont profondément mystérieux. Nul n’a vu Dieu, nous dit Saint Jean. Je ne peux dépasser, surmonter, comprendre, sonder le mystère du Verbe éternel. Mais pourquoi le voudrais-je ? Quand on aime vraiment, pourquoi l’objet de l’amour serait-il moindre que le mystère infini de vérités après vérités, de révélations après révélations ?

Les ténèbres n’ont pas saisi la lumière. Peut-être pourrions-nous dire que les ténèbres voudraient saisir la lumière, et c’est pourquoi elles sont ténèbres. La seule manière de saisir le Verbe est l’oubli de soi et l’abandon à l’amour. Ce qui ne signifie pas que nous prenions le Verbe pour un écho de nos sentiments. Nous ferions mieux de ne pas nous contempler dans le Verbe; Saint Jean appelle celà aussi « ténèbres ». Ce serait une autre façon de prendre les choses selon notre propre gré. Ce serait une tentative pour nous hisser sur le trône de Dieu.

L’amour, ce n’est pas celà. C’est être captif de la beauté. « Et nous avons vu sa gloire, gloire du Fils unique venu du Père, plein de grâce et de vérité.»
Il est bon d’attendre la venue du Seigneur, qui nous emmènera dans la gloire et la plénitude des temps.

« Bien-aimés — écrit l’apôtre vieillissant aux églises — dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous sommes n’a pas encore été manifesté . Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn, 3 : 2)

Alors, rendez-moi cette traduction d’antan. Elle me dit la vérité, plus fidèlement quand je ne peux prétendre la connaître :

« Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas reçue.»