Passons vite sur la sélection des spermatozoïdes. La France est protégée des banques de gamètes qui sévissent chez ses voisins plus libéraux. Ces entreprises commerciales excluent allègrement les donneurs à particularité péjorative. Récemment les roux ont été décrétés indésirables. Quant à la semence des donneurs de couleur, elle est carrément bradée.
Considérons donc un embryon déjà conçu.
S’il le fut artificiellement, en laboratoire, cet embryon doit réchapper à l’implacable tri du microscope. Une sévère notation inaugure toute vie humaine commencée in vitro : A, B, C, D – comme en maternelle – sauf que les mal-notés sont carrément envoyés dans la poubelle de la vie. Choisis parmi les mentions bien ou très bien, ceux qui auront été implantés dans un utérus féminin (éventuellement après congélation) et auront eu la chance d’y survivre font déjà figure de bêtes à concours. Leurs parents qui les ont tant désirés le savent. Inconsciemment, ils font peser sur eux l’injonction de réussir.
Envisageons donc à présent l’embryon, conçu naturellement ou pas, à sa vraie place, l’enceinte maternelle qui assure sa protection. Le mot protection est outré. Car le « projet parental » reste roi. Il condamne pratiquement toute grossesse imprévue. Une sur cinq en moyenne en France sera « interrompue ». Non désiré, l’embryon a le statut de chose. Qui traverserait une rue s’il avait 20% de risques d’être écrasé ?
La date légale pour l’IVG est passée. Vient le temps de l’implacable sélection anténatale, et de l’IMG, possible jusqu’au dernier jour de grossesse. Pour avoir le droit de voir le jour, le fœtus doit désormais réussir de multiples examens de passage. Cette traque de l’anomalie provoque une angoisse maternelle et paternelle. Avec le cauchemar de l’attente des résultats. La peur de « devoir » recourir à l’IMG gâche souvent la vie intra-utérine, pour la mère comme pour son enfant, même en bonne santé, empoisonnant la subtile alchimie qui les relie.
Après neuf mois de gestation à hauts risques, dans une France qui détient le record du monde de la sélection anténatale au point que le mot « eugénisme » n’y est plus tabou, le cri primal de la naissance mériterait d’être entendu comme un « ouf ! » de soulagement. Enfin en sécurité !
Né stressé, le nourrisson n’a que quelques années de répit. Il faut vite affronter notre système scolaire. La réussite au forceps y prime sur l’épanouissement des talents. Le ministre de l’Éducation Luc Chatel a même proposé, le 13 octobre dernier, un projet d’évaluation des élèves en fin d’école maternelle !
Suite logique de ce qui précède ? La France partage avec le Japon et la Corée du Sud le triste record des pays de l’OCDE en matière de stress à l’école. Auteur d’un livre intitulé On achève bien les écoliers (Grasset, 2010), Peter Gumbel se dit effaré par la pédagogie hexagonale qu’il a découverte en traversant l’Atlantique. Ses observations rapportées par Le Monde du 5 octobre 2011 font mal : « Culture ‘impitoyable’ de la salle de classe », « enfonçant le plus fragile », avec des notes parfois négatives et des taux de redoublement record. Tout cela, il le résume par trois mots qui tuent : « Tu es nul. » Et dire qu’on en arrive là après avoir sélectionné les meilleurs fœtus, qu’on avait presque garantis « zéro défaut » ! Est-ce l’eugénisme qui s’est emballé ?
C’est la faute au système. Pardon pour les enseignants sous-payés qui font de leur mieux pour s’en dépêtrer, et prendre soin des faibles. D’autant que les parents doivent aussi s’interroger sur la culture de la compétition qu’ils induisent, jusqu’à inciter leur enfant à embrasser une carrière pour laquelle il n’est pas fait et qu’il n’a pas choisie, car on a préféré pour lui le prestige à la vocation.
Dissimulons maintenant derrière un voile pudique la souffrance au travail : le taux de chômage dissuade de s’en plaindre. En France, un salarié — particulièrement un cadre — ne se sentira à la hauteur que s’il reste tard le soir, ne décroche pas du week-end, demeurant relié au bureau par toutes sortes d’outils de haute technologie. Dépendance sans fil, dimanche compris. Il est déjà chanceux si son couple survit.
Mais voilà qu’à mi-âge, c’est un nouveau tri des déchets.
Diplômés ou pas, d’innombrables quinquagénaires sont mis de côté, placardisés, renvoyés. Pour certains, qui avaient travaillé comme des brutes, c’est l’euthanasie professionnelle. Le travail était leur vie. à eux qui étaient si performants, si jeunes, voilà qu’on fait comprendre qu’ils sont devenus inutiles. Et beaucoup le croient, usés à force d’avoir travaillé contre nature. Désespérance de vie !
Ne resterait-il pour vivre en paix que le temps tranquille du sage grand âge, qui se satisfait de peu ? Car, dans ce marasme ambiant, papy fait de la résistance. Mamie itou. C’est ce que laisse à penser l’analyse à contre-courant parue dans Le Figaro du 12 octobre à propos des personnes âgées. Martine Perez commente une enquête sur leurs « vœux en fin de vie » réalisée par le centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Loin des clichés dévastateurs sur le prétendu désir d’euthanasie des personnes âgées, on découvre qu’elles veulent, pour la plupart, « vivre le plus longtemps possible », attendent de leurs médecins qu’ils « se battent au maximum en cas de maladie » et leur font confiance pour les aider à traverser le grand âge, le mieux possible.
Enfin une tanche d’âge qui croit à la vie !
Nous avions déjà remarqué que certains grands vieillards semblaient plus enclins à faire des projets d’avenir que nombre d’étudiants désabusés, dont l’espérance semble flétrie avant la vie.
C’est donc à la fin de l’existence que la pulsion vitale deviendrait irrépressible. Sans généraliser, car le taux de suicide augmente dramatiquement au grand âge. Au moins, la retraite libère de la sélection. C’est vrai tant qu’une loi d’euthanasie n’incite pas les vieillards à choisir la « sortie honorable », avec, conseil en option, un contrat-crémation, histoire de ne pas prendre, défunt, trop de place sur la planète. Cette « société de l’euthanasie », Jacques Attali l’avait pronostiquée avant d’atteindre lui-même la barre fatidique de la limite d’âge qu’il avait fixée à « 60-65 ans ».
Terminus ! Pour le moment, la mort, aussi scandaleuse soit-elle, continue de faucher sans sélectionner, même si, ultime injustice, le fait d’avoir vécu dans l’exclusion ou la misère y prédispose précocement.
Pourquoi donc faudrait-il attendre la fin pour se réjouir de vivre ?
Car rien n’a changé depuis La Fontaine qui fit s’écrier au malheureux visité par la mort : « Qu’on me rende impotent,/cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme/Je vive, c’est assez, je suis plus que content. »