Au début du livre 2 de son De natura rerum, le poète épicurien Lucrèce s’imagine debout sur un promontoire, regardant plus bas les souffrances de quelqu’un :
Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents,
d’assister du rivage à la détresse d’autrui ;
non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ;
mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent.
Dans la Tempête de Shakespeare, quand l’innocente Miranda croit assister au naufrage d’un navire sur la côte de son île, elle s’adresse en pleurs à son père Prospero : « O que j’ai souffert avec ceux que je voyais souffrir ! […] Pauvres gens, ils ont péri. » La différence entre ces deux réactions est, au bout du compte, la différence entre une culture de l’hédonisme, même considérée sous ses aspects les plus nobles, et une culture qui trouve la signification des souffrances dans l’ombre de la Croix.
Ne me faites pas dire que Lucrèce était un monstre du point de vue moral. Si quelqu’un peut bien plaider la cause de l’hédonisme, c’est bien Lucrèce. A la suite de son maître Epicure, il souligne que la poursuite des plaisirs de la chair est en-dessous de notre dignité. Il croit à une modestie austère dans ce qui a trait au sexe, à la tempérance pour ce qui relève de la nourriture et la boisson, et au plaisir d’une bonne conversation avec ses amis :
A l’ombre d’un grand arbre au bord de la rivière,
Et plus agréablement encore quand le temps est souriant
Et que la saison parsème la verdure de fleurs fraîches et vivaces.
Il aime les animaux et déplore qu’on fasse couler leur sang sur des autels païens. Il semble aussi aimer les enfants, et imagine le nouveau-né comme un marin drossé à terre, pleurant « comme il est juste / pour quelqu’un que tant de souffrance attend. » Il recommande de ne pas épouser une femme pour son apparence, mais pour la compatibilité de son caractère avec celui de son époux, et indique que cela facilitera aux deux l’apprentissage de la vie commune. Il abhorre la guerre et ne perd pas une occasion de souligner l’absurdité et le gâchis des agressions militaires – et de l’inimitié en général, inimicitia, l’opposé de l’idéal épicurien de l’amitié, amicitia.
Mais combien il manque encore [à l’hédonisme] ! L’homme d’État Cicéron méprisa la recommandation épicurienne de se retirer de la vie publique et de ses querelles amères, sans parler des obligations du service militaire, au motif que les Épicuriens ne proposent rien pour poursuivre ou assurer le bien commun. Le bon gouvernant, par opposition au tyran, au démagogue, à celui qui s’idolâtre, consacre une énergie considérable au service des autres, et peut parfois s’user à la tâche. Il n’est pas évident de justifier une telle existence, si elle n’amène pas de plaisir.
Ou encore considérons l’exemple du bien commun fondamental, le mariage. Lucrèce a écrit certaines de ses satires les plus cruelles sur les hommes rendus stupides par l’amour, qui s’illusionnent en croyant que leur petite amie obèse est plantureuse ou qu’une fille tuberculeuse est délicate, etc. Il ne lui est pas venu à l’esprit que, comme le dit Richard de Saint Victor, ubi amor, ibi oculus – là où est l’amour, il y a une compréhension. Peut-être que l’amour voit dans ce visage imparfait une beauté véritable ? Peut-être que le chercheur de plaisir est aveugle.
Et qu’arrivera-t-il si son mariage est en difficulté ? Si son fils est un flambeur ? Si sa fille est une catin ? Quel soutien lui apportera l’hédonisme dans de telles situations, où les principales sources de satisfaction sont comme souillées ? Faudra-t-il divorcer de son épouse et oublier ses enfants ?
La joie vient par surprise ; elle doit être acceptée comme un don. Au contraire, le plaisir n’est pas une surprise : il doit être pourchassé. Du coup, l’hédoniste est constamment engagé dans une course contre le temps et la détérioration de son propre corps. Il doit trouver le plaisir tant qu’il peut encore en profiter. Et quand vient l’heure de mourir, les hédonistes qui l’entourent souhaitent qu’il s’en accommode calmement, de façon à ne pas les troubler – lui et eux – de ses plaintes. « Laisse tomber tes sanglots, gredin, et cesse de gémir » crie la Nature personnifiée au vieil homme pleurant que son temps est passé. Un tel homme est comme celui qui a festoyé à un banquet et refuse de laisser les plus jeunes avoir leur part.
Une fiévreuse concurrence est donc installée au cœur de l’hédoniste. Le contrat social – décrit par Lucrèce longtemps avant Hobbes – est au mieux une trêve, un accord mutuel pour ne pas se blesser. L’amour est tenu en suspicion. Nous ne recherchons rien ensemble, à moins de trouver du plaisir dans la compagnie de l’autre. L’amitié est subordonnée au plaisir, et si le plaisir disparaît, il n’y a plus rien pour nous retenir ensemble. Et pendant ce temps, chacun court après les plaisirs qu’il peut atteindre, et tout le monde ne sera pas victorieux.
Le laid, le simple, le faible, le pauvre, le pécheur, le fatiguant, le malade, le mourant – beaucoup de joie peut être donnée à ceux qui les cherchent, beaucoup de joie et de chagrin, et peut-être aussi un peu de plaisir. Mais l’hédoniste ne peut pas comprendre le Père Damien, ou Mère Teresa, ou l’homme qui a attendu pendant des années le retour du fils prodigue.
L’hédonisme est une épine, pas une rose.
Anthony Solen est enseignant, traducteur et écrivain. Son dernier ouvrage s’intitule « 10 façons de détruire l’imagination de votre enfant. » Il enseigne au Providence College.
Source
http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/the-cruelty-of-hedonism.html