Débat sur l'encyclique (2) - France Catholique
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Débat sur l’encyclique (2)

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J’ai lu attentivement le texte de l’encyclique et je dois dire que cette lecture me laisse dans des perplexités qui rejoignent au moins en partie celles qui sont exprimées par Philipe Arondel.

D’une part, je me souviens de ce que disait J. Maritain à propos de toute encyclique pontificale. Son idée était que, si l’on pouvait très légitimement discuter tel ou tel considérant, telle ou telle expression ou argumentation, le document magistériel n’en contenait pas moins une intention doctrinale foncière relevant de l’infaillibilité. Il se trouve que, dans le présent document Caritas in veritate, cette intention fondamentale pourrait être le rappel décisif, conforme à toute la tradition de la doctrine sociale catholique, qu’il n’y a de véritable humanisme qu’intégral. Benoît XVI utilise une fois (si j’ai été attentif) cette expression reprise à Paul VI qui la tenait lui-même de J. Maritain. Celui-ci était expressément cité par Paul VI dans Populorum progressio , il ne l’est pas par Benoît XVI qui utilise néanmoins des expressions équivalentes : « développement intégral de l’homme », « humanisme de la transcendance », « dignité transcendante de l’homme ». Il me semble que son insistance à condamner des projets qui se voudraient purement humains, dépendants d’une toute-puissance prétendue de la technique (notamment dans tout ce qui relève de la bioéthique) témoigne de son souci de récuser ce que Maritain aurait appelé un humanisme anthropocentrique, refermé sur lui-même et excluant Dieu.

Il y a, de ce point de vue, des passages très forts sur la signification véritable de la liberté religieuse en dehors de tout indifférentisme, du rapport entre religion et culture, foi et raison, au-delà de tout relativisme, sur la nécessité que Dieu soit rendu présent dans la sphère publique. Tout ceci est dépendant, dans la pensée de Benoît XVI, de la nécessité d’élaborer une anthropologie intégrale, c’est-à-dire une anthropologie qui ne se fonde pas seulement sur les analyses des sciences humaines, psychologiques ou sociologiques, mais sur une véritable vision métaphysique et théologique de l’homme.

Le rappel de ce que signifient l’âme humaine et ses blessures (au § 76) contre tout psychologisme est, de ce point de vue, particulièrement opportun. Le cœur de cette anthropologie demeure pour Benoît XVI le lien entre l’amour (particulièrement l’amour théologal de charité) et la vérité, lien sans la juste compréhension duquel on ne peut concevoir le rapport entre droits et devoirs (le § 43 est excellent), de justes relations entre les personnes et les peuples, et aussi la nécessité de reconnaître que toute activité humaine, qu’elle soit personnelle, politique, économique ou sociale, est dépendante d’une loi morale naturelle qui n’est pas autre chose en nous que la participation de la Loi éternelle de la Raison divine.

Les grands principes traditionnels de la doctrine sociale de l’Église qui sont réaffirmés – comme la signification du travail, le principe de subsidiarité, l’importance des corps intermédiaires – sont rappelés, à mon sens, en fonction de cette intention anthropologique fondamentale que j’ai brièvement résumée et que l’on trouve exprimée puissamment (sous la plume évidente de Benoît XVI lui-même) notamment dans l’introduction, dans le ch. I, dans certains paragraphes des autres chapitres et dans la conclusion.

Il reste que, lorsqu’il s’agit de certains points d’application concrète de ces grands principes, on ne peut que demeurer très interrogatif. Il semble que le texte ait été inspiré et composé par des auteurs différents, ayant des points de vue divers, voire opposés. Cela donne parfois l’impression d’un manque de cohérence, voire de contradictions.

Ainsi peut-on avoir le sentiment que la politique, l’économie (identifiée au marché), l’État et la « société civile » sont comme des entités mises un peu sur le même plan et dont on ne voit pas bien quel est l’ordre interne qui les régit. Des termes aussi imprécis et pour moi problématiques (déjà utilisés du reste dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église) que celui de « démocratie économique » ou de « société civile » sont convoqués. Bien plus, on sent l’influence de conceptions à la mode très dépendantes des perspectives libérales à travers des termes comme « microprojets » de tous les « acteurs de la société civile » (§ 47), « microcrédit » et « microfinance » dans la « subsidiarité fiscale » (§ 60), sans parler de l’appel à la trop fameuse expression (vide de sens pour moi) de «  »gouvernance » de la mondialisation » (§ 60) et à des expressions telle que celle de « capital humain ».

Bref, on ne comprend plus très bien quelle est la finalité de l’économie. Tout économisme est condamné, mais en même temps on utilise des expressions fortement teintées d’économisme. Surtout, il n’apparaît plus clairement comment l’économie ne peut être au service du développement intégral de la personne que si elle est politique.
On nous parle certes de politique et l’on évoque brièvement la nécessité de la fonction de l’État, mais on ne réaffirme pas avec force, que le politique n’est au service du bien commun que si l’État joue pleinement son rôle, en promouvant et protégeant assurément les corps intermédiaires, mais dans un dessein commun (que le concept traditionnel de nation désigne d’autant plus précisément que la « mondialisation » tend à en effacer l’irréductible réalité politique).

Quant à la « société civile », de quoi s’agit-il ? Veut-on l’opposer au « corps politique », mais alors quelle signification a le rapport de l’homme à la société ? Celle-ci n’est-elle pas politique par nature et l’« amitié civique » dont il est question à un moment de l’encyclique n’est-elle pas précisément le ciment de la société ou du corps politique ?

Comme vous le voyez, autant j’admire la profondeur de l’anthropologie théologique et métaphysique déployée par cette encyclique dans les passages que j’ai cités plus haut et qui sont écrits de toute évidence par Benoît XVI, autant je m’interroge sur nombre de considérants truffés d’expressions à la mode, imprégnés du libéralisme ambiant, et qui sont précisément en contradiction avec l’humanisme théologique et métaphysique intégral qui paraît constituer l’inspiration centrale de l’encyclique.

Pardonnez ces quelques réflexions un peu rapides et décousues, mais telle est ma réaction à la lecture de cette encyclique très dense et d’une grande hauteur de vue théologique, ainsi qu’à ma lecture du texte de Philippe Arondel.

Yves FLOUCAT