3100 - De Henri de Lubac à Bernard-Henri Lévy - France Catholique
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3100 – De Henri de Lubac à Bernard-Henri Lévy

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8 OCTOBRE

Mais l’actualité de Lubac n’attend pas les Carnets du Concile ! Voici le premier tome de la monumentale biographie de l’auteur du Drame de l’humanisme athée, par le Père Georges Chantraine ! Trois autres suivront. Et à se plonger dans celui-là, on s’aperçoit que le biographe a bien travaillé en s’emparant de toute la documentation possible, même celle qu’on croyait perdue. Il me semble que c’est peu après la mort du Cardinal que son ami de longue date, de la Compagnie de Jésus aussi, reçut de ses supérieurs mission de s’engager dans cette entreprise. Je me souviens de sa visite chez moi – que je serais bien incapable de dater – où il était venu recueillir mes propres souvenirs. Il aura fallu de longues années de labeur pour parvenir à cette synthèse impressionnante où l’historien est aussi témoin. Car il y a ce que Georges Chantraine a bien connu, a vécu, et ce qu’il a reconstitué avec les méthodes de la recherche historique. Né à la fin du XIXe siècle (20 février 1896), Henri de Lubac appartient à un autre temps par ses origines, sa formation, sa génération.

Maintenant que cette génération a disparu, nous devons nous résigner à la retrouver en associant la mémoire et l’étude. Ce qu’il m’arrive de faire, au moins en pensée, lorsque je songe à mon oncle prêtre, frère aîné de mon père, qui était né cinq ans avant le père de Lubac et me racontait sa jeunesse, ses années d’études, la façon dont il avait traversé la guerre de 1914-1918. Je me souviens d’ailleurs d’avoir parlé une fois de mon oncle au Cardinal, en mentionnant qu’il avait fait le séminaire universitaire de Lille et qu’il avait été marqué pour toute sa vie par la pensée du père Pierre Rousselot. Rousselot, un des maîtres essentiels du futur Maître !
N’ayant lu que le premier tiers de ce volume, je ne m’engagerai pas encore dans une appréciation d’ensemble. Mais comme je viens de l’esquisser, le climat décrit de l’univers de l’enfant, de l’adolescent, de l’étudiant (une année de Droit à Lyon avant qu’il n’entre chez les jé­suites) a pour moi comme un air de famille. Les parents d’Henri de Lubac devaient ressembler à mes grands-parents, formés à la même éducation religieuse, plongés dans les luttes des débuts de la IIIe République, profondément heurtés par l’anticléricalisme et les offensives contre les congrégations, notamment devant ce que Péguy appelait la dictature « combiste ». Voilà qui est plutôt oublié aujourd’hui. Le Père Chantraine nous le rappelle opportunément, en montrant que le de Lubac plein d’expérience et de sagesse ne reniait pas l’impression détestable qu’il avait gar­dée de cette époque. À 60 ans de distance, il parle de ce climat de laideur et de tyrannie mesquine qui caractérise ce qui fut si bien épinglé (par Millerand) comme « régime abject ». Et d’ajouter : « Un certain « air du temps » aujourd’hui peu favorable à des victimes dont toutes n’étaient pas sans faute (loin de là !) nous porte également à l’édulcorer dans notre souvenir. On n’a plus sous les yeux le déchaînement d’ignominies qui le soutenait dans la presse. Sans doute ce régime n’avait-il pas encore en mains les puissants moyens dont dispose aujourd’hui le totalitarisme, mais son fanatisme antireligieux n’était pas moindre. » [G. Chantraine, Henri de Lubac, tome I, De la naissance à la mobilisation, 1896-1919, Le Cerf.]

9 OCTOBRE

Une lettre transmise par le Figaro-magazine, d’un lecteur de ma chronique parue dans cet hebdomadaire après la mort du cardinal Lustiger me met dans un certain embarras. Ce n’est pas la première fois que je me trouve ainsi défié par des objections qui demanderaient des heures de réponses ! Il ne m’est pas difficile de répondre à ce correspondant sur la foi du Cardinal en ces dernières années. Ne prétend-il pas que « sa tristesse » traduisait l’incertitude qui devait être la sienne face au destin probable du christianisme et ne se permet-il pas de supputer une sorte d’éclipse de la foi chez un homme qui ne respirait que dans la prière et la présence du Dieu Trinité. Sur ce point, je puis protester avec énergie, comme témoin (avec tant d’autres) de l’indéracinable conviction et de la vie spirituelle de celui qui avait fait l’irrévocable choix de Dieu.

Plus difficile est la réplique lorsque mon interlocuteur se lance dans une démonstration de critique exégétique à propos de la date de la Nativité, pour me prouver la fragilité de l’historicité des Évangiles ! Je n’ai pas le sentiment que ce Monsieur ait une culture très assurée dans ce domaine. Il doit se faire l’écho de quelques considérations qu’il a ramassées dans je ne sais quelle revue ou quel livre et qui lui ont paru barrer toute prétention à se fier à la véracité de l’Écriture. Je ne vais tout de même pas me risquer à un discours méthodologique qui serait soit inaudible, soit forcément trop rudimentaire pour introduire à une connaissance exhaustive de problèmes difficiles dont la résolution requiert de longs apprentis – sages !

Peut-être y a-t-il un moyen de s’expliquer, mais j’ai peur qu’il ne soit trop subtil ou trop pointu pour convaincre ou même accrocher une personne visiblement peu familière de ce type de discipline. Ce que vous croyez, cher Monsieur, preuve d’incertitude et de fragilité quant à la plausibilité historique des événements de la vie de Jésus, me paraît au contraire constituer une solide présomption en faveur du sérieux de la question. Qu’il y ait difficulté à préciser la date exacte de la Nativité, que nous soyons confrontés à une pluralité de données qu’il n’est pas a priori aisé de démêler… n’est nullement un signe de dénégation du réel. C’est même tout le contraire ! Imaginez-vous que les évangélistes qui ont collationné des renseignements sur les origines et les premières années de Jésus, l’ont fait quelques dizaines d’années après les événements. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient réuni parfois des éléments fragmentaires et qu’ils aient eu quelques difficultés avec la chronologie. De plus, les enquêtes de Matthieu et de Luc se sont faites séparément. Ils n’ont pas eu forcément recours aux mêmes sources, aux mêmes interlocuteurs et leurs reconstructions n’ont pas forcément bénéficié des mêmes repères. Cela veut dire que nous sommes bien sur le terrain de l’Histoire et de ses difficultés propres. Au contraire, il faudrait se méfier beaucoup de récits qui ne contiendraient pas d’énigmes à résoudre. Cela voudrait dire que nous serions plus dans la légende dorée que dans les aléas d’une histoire dont le maître mot est incarnation.

12 OCTOBRE

De l’actualité politique, je n’ai pas très envie de parler en ce moment. Non qu’elle me soit indifférente, qu’elle me révulse ou qu’elle ne sollicite pas mes appréciations. J’ai le sentiment qu’une partie se joue – très importante – dont le dénouement nous est largement énigmatique. J’en veux pour indice la paralysie intellectuelle de la gauche, dont les protestations de surface ne peuvent donner le change. Je suis persuadé qu’elle est – souterrainement – d’accord avec la plupart des réformes engagées par le Président et son équipe et qu’elle n’aspire à revenir au pouvoir que lorsque celles-ci auront été imposées. De là d’ailleurs la fortune de l’extrême-gauche et d’un porte-parole comme Olivier Besancenot. Même en discours, la gauche a renoncé à la radicalité – sauf sur les mœurs où elle prétend encore illustrer son prétendu progressisme.

Alors qu’est-ce être de gauche au­jourd’hui dès lors qu’on a renoncé à combattre le libéralisme politique et économique ? Il y a ce que Bernard-Henri Lévy propose, et qui pourrait se définir comme une attitude morale qui passe – ainsi qu’il dit dans son essai dont on parle partout (Ce grand cadavre à la renverse, Grasset) – par des réflexes. Des réflexes définis comme chargés de culture, de mémoire, de pensée, de savoir… Pourquoi pas ? Mais en sachant que d’emblée on échappe au grand choix contemporain, actuel, pressant. Rien ou à peu près rien sur l’économique et le social dans cet essai… Une attitude par réflexe moral n’est pas à dédaigner pour autant. Je cite BHL : « Je pense qu’il y a une part de honte, sans quoi une politique humaniste courra toujours le risque de verser dans son contraire […] Je pense, autrement dit, que la fameuse repentance est une donnée immédiate et essentielle, de la conscience. » Et cela d’aboutir à une éthique lévinassienne qui caractériserait on­tologiquement l’homme de gauche : « L’homme, dit l’homme de gauche, est le seul animal qui soit capable de se défaire de soi pour, sans fusion ni effusion, entrer dans le visage et la peau d’un autre. » Le partage avec l’homme de droite est radical, dès lors que ce dernier est renvoyé à son indifférence à l’égard de la justice et du souci de l’autre. Et nous voilà renvoyés à Paul Morand et son refus du « crucifiement continuel » de la gauche… Un certain esprit hussard, peut-être.

Dans ces conditions, si j’étais sûr que cette typologie éthique soit impeccable, je serais forcé de me reconnaître de gauche, ce que je ne suis pas du tout disposé à faire à cause d’un refus indélébile des embrigadements forcés, y compris « moraux » (qui sont souvent les plus contestables). Ce qu’il y a d’anarchiste en moi y répugne, avec en plus le sens de la complexité du réel et des incertitudes de l’histoire. Mais il me faudrait m’expliquer longuement sur chacun des termes employés, notamment celui de morale qu’il est dangereux de ramener à des réflexes même si on les rapproche des habitus, au sens de saint Thomas et non de Bourdieu.

Je vois bien que BHL aussi s’intéresse à la complexité, mais son moralisme exige par principe et par construction la division de l’humanité en deux. D’un côté les salauds de Sartre, qui refusent l’idée même de culpabilité historique, de l’autre, ceux qui ne peuvent se débarrasser de la mauvaise conscience inhérente au scrupule d’exister et d’appartenir à une humanité en faute. Même si on peut justifier cette division par Lévinas, n’y a-t-il pas quelque danger à « essentialiser » cette division en s’inscrivant d’emblée dans le camp des justes ? N’y a-t-il pas transposition subtile à la fameuse recherche de l’ennemi selon Carl Schmitt ? L’ennemi défini comme l’immoral, historiquement épinglé comme associé aux causes indéfendables. Bien sûr, BHL est assez lucide pour ne pas discerner les glissements possibles d’un tel manichéisme.

N’empêche qu’il insiste et énonce ses points de repère : affaire Dreyfus, guerre d’Espagne, Vichy, Mai 68… Je ne m’amuserai pas à reprendre chaque séquence, bien que chacune provoque en moi une foule de sentiments et de réflexions. Je pense souvent, par exemple, à la conversation un peu rude entre Bernanos et Mal­raux sur la guerre d’Espagne. À l’auteur de l’Espoir qui félicitait celui des Grands cimetières sous la lune, d’avoir manifesté son indignation face à la répression franquiste, ce dernier répliqua : « Mais pardon, Malraux, le fait que j’ai dénoncé l’ignominie d’un camp, ne vous autorise pas à me considérer comme un complice qui aurait fusillé les prêtres espagnols, déterré les carmélites et fait ses besoins dans les vases sacrés… Un chrétien comme moi, pour un marxiste comme vous doit passer pour un imbécile ou un fou. » Je retranscris de mémoire mais suis à peu près sûr du contenu, voire de la lettre. Cela pour dire la difficulté du discernement historique et la tentation de cultiver la mémoire sélective d’un camps.

À cela, Bernard-Henri Lévy répond : « A la limite même, on pourrait presque soutenir que la gauche a fait, quoiqu’encore une fois, sans toujours le dire, un travail de mise à distance de son passé totalitaire que l’autre camp n’a pas fait sur le sien, ou qu’il n’a pas assez fait, ou qu’il a peut-être fait mais sur lequel il est en train de revenir au grand galop. » Bon alors, nous faisons tous de notre côté notre travail d’élucidation, reprochant à l’autre de le mal faire ou incomplètement. Cela ne nous empêche pas d’avoir nos mythes auxquels nous tenons comme à la prunelle de nos yeux. Mai 68, par exemple, à propos de quoi BHL est prêt à se battre ou à s’indigner.

Pourquoi cet apologue – comme d’ail­leurs les réquisitoires à son encontre – me laisse non pas indifférent, mais distant ? Parce que je crois que c’est la nature de l’événement d’être problématique, donc conflictuel. Si je prends mes distances à son égard, c’est pour pouvoir mieux en juger, n’ayant jamais abandonné pour ma part l’herméneutique de Maurice Clavel : comprendre Mai 68 comme phénomène historico-transcendantal et comme un mo­ment de l’histoire des relations de la conscience occidentale avec l’absolu. Célé­brer ou maudire qu’importe puisqu’il faut d’abord comprendre ce qui s’est joué et continue à se jouer dans notre « inconscient », inconscient assez peu freudien.
J’ajoute que, sur l’époque post-soixante-huitarde, j’ai quand même une part de mémoire commune avec Bernard-Henri Lévy, celle qui est indéfectiblement liée à Soljénitsyne et à la publication de L’Archipel du Goulag. C’est aussi l’époque où j’ai bien connu BHL, mais c’est tout une affaire que je laisse pour le moment en suspens.

15 OCTOBRE

Que l’Espagne se déchire à propos de la mémoire de sa Guerre civile, qui pourrait s’en étonner ? Toutes les familles ont été atteintes par cette tragédie dont les cruautés furent inimaginables. L’actualité – le projet de loi gouvernemental en faveur des victimes républicaines et la béatification massives des martyrs catholiques de la toute première période de la guerre – m’a incité à me plonger dans un livre précis et rigoureux pour avoir en tête toutes les principales données du drame. J’ai choisi un des ouvrages les plus récents, celui d’Antony Beever (La guerre d’Espagne, Calmann-Lévy, 2006). La lecture ne m’a pas été facile, à cause du caractère complexe des événements, de la multitude des acteurs dont les noms m’étaient inconnus, à l’exception des prin­cipaux dirigeants. Le récit des actions militaires n’est pas plus accessible, car il renvoie à des théâtres divers d’opération qu’il faudrait connaître autrement que sur une carte. Mais j’ai tenu à aller jusqu’au bout de ce long périple pour me familiariser avec une tranche d’histoire que la génération de mes parents connaissait pour l’avoir vécue au jour le jour. Je me souviens d’un prêtre de mon enfance m’expliquant que son père suivait l’avancée des adversaires sur une carte qu’il vérifiait chaque jour.

A cause de ma formation, de mes goûts littéraires et plus encore, le témoignage de Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune s’est interposé pour moi d’une façon presque obsessionnelle par rapport aux événements. Très tôt, j’ai été habitué à les considérer comme marqués par les dérives idéologiques, spirituelles, politiques du vingtième siècle. Antony Beever m’a imposé un supplice mental à revenir à cette descente aux enfers, où je ne parviens pas, vraiment pas, à trouver de quoi me réconcilier avec l’humanité défaite qui n’existe que par la cruauté, la vengeance, le ressentiment. Notre historien est avare de philosophie et de vertuisme, même s’il ne laisse rien passer de ce qui est insupportable. Il ne veut pas jouer en plus au psychiatre pour « spéculer sur l’état mental » des fauteurs de crimes, quels qu’ils fussent, nazis, soviétiques, ou nationalistes… mais il indique tout de même quelques-unes des génératrices de cette folie meurtrière :

(à suivre dans le numéo 3101 de France Catholique, disponible en kiosques dès le 11 janvier http://www.trouverlapresse.com/LOP/start.do )