4 - Vivre notre filiation divine - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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4 – Vivre notre filiation divine

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Le sujet de cette communication est le suivant : en quoi le don de la vie divine oriente-t-il notre comportement ? Autrement dit : comment les chrétiens doivent-il agir pour être logique avec l’Esprit qui leur est donné par le baptême ? I – Morale philosophique ou morale évangélique ? Ces deux perspectives ne sont pas celles dont parle Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion. Il y opposait la « morale close », de la pression sociale et de l’obligation, à la « morale ouverte », de l’aspiration et de l’amour, celle de l’appel du héros ou du saint. Ici nous voulons opposer les règles de comportement tirées d’une réflexion sur l’être humain, sa liberté, ses rapports avec les autres, à une morale tirée des paroles de Jésus. On qualifie la première de philosophique car les fondements en sont une réflexion qui ne doit sa vérité qu’à l’effort cohérent de l’esprit humain. C’est ce qui a donné les grands traités, depuis Aristote jusqu’à nos contemporains, en passant par Cicéron. Même si la théologie chrétienne en a fait grand usage, surtout pour pouvoir dialoguer avec les non-croyants, elle ne l’accepte que si elle est conforme à l’enseignement du Christ. Mais le plus grand inconvénient de cette méthode est de proportionner les buts aux capacités de l’homme. Nous allons voir que la morale évangélique est toute de dépassement et parfois d’héroïsme. II – Morale à deux étages ? En termes techniques, cette question se nomme Les conseils évangéliques. La source en est la réponse de Jésus. Et voici qu’un homme s’approcha et lui dit :  » Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ?  » Il lui dit :  » Qu’as-tu à m’interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements.  » – « Lesquels ?  » lui dit-il. Jésus reprit :  » Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même.  » –  » Tout cela, lui dit le jeune homme, je l’ai observé ; que me manque-t-il encore ?  » – Jésus lui déclara :  » Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi.  » Entendant cette parole, le jeune homme s’en alla contristé, car il avait de grands biens. (Matthieu 19, 16-22) On a isolé cette phrase « Si tu veux être parfait » pour en faire comme un second degré de l’appartenance au Christ. Cette perfection a d’abord été vue comme renoncement aux biens matériels, puis en y joignant 19,10 (eunuques pour le Royaume), le renoncement à l’activité sexuelle, et en ajoutant le renoncement à sa volonté propre, l’obéissance, on est arrivé à ce qui est devenu la caractéristique des États de perfection : les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Cette perfection est présentée comme un choix, supposant acquise la pratique des commandements. Les Pères de l’Église ont insisté sur cet aspect volontaire, délibéré, de ce choix, en insistant sur la capacité de chacun, sur les forces capables de parvenir à ce but. Il y a un texte de saint Ambroise qui le résume : La charge doit se mesurer à la force de celui qui la porte, sinon on risquerait la perte de ce que la faiblesse ne pourrait soutenir. Il faut laisser à chacun le soin de mesurer ses forces et d’agir non point contraint par l’autorité d’un précepte, mais poussé en avant par une grâce de progrès. Diverses sont les forces mais chacune a son mérite. (Pour les veuves, § 11) Outre cet aspect de proportionnalité, il y avait aussi le souci de justifier la vie chrétienne ‘ordinaire ’ contre les détracteurs extrêmes des deux bords, ceux qui fustigeaient la vie religieuse comme ceux qui n’acceptaient que l’extrême rigueur, voire le martyre. Il y aurait donc deux régimes de comportement chrétien, celui de l’observance des commandements et celui, plus parfait, de l’acceptation des conseils. Une étude plus minutieuse du texte dit du jeune homme riche (soulignons en passant que rien dans ce texte ne dit qu’il était jeune !) ne permet pas cette interprétation, même si elle a été féconde pour justifier la liberté de l’engagement religieux. En effet, le conseil vise le détachement des biens matériels, que Jésus recommande à tous. La suite du texte n’est-elle pas : « Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux » ? Le conseil ne vise donc pas un perfection facultative mais une découverte de la condition individuelle de la perfection annoncée et demandée à tous. Comme dit le P. Mennessier (Dictionnaire de spiritualité, II-II, col. 1595) : « [La différence entre les préceptes et les conseils ] ouvre un espace de souplesse dans l’application du détachement pour arriver au même but. » Il ne peut être question de distinguer trop nettement entre les exigences du salut et les exigences de perfection. Nous avons saint Thomas d’Aquin de notre côté. Tout en systématisant les conseils comme fondement de la vie religieuse, il était lui-même dominicain, il souligne l’unité de la vie chrétienne : La pensée de saint Thomas peut se ramener à ceci : la perfection de la vie chrétienne consiste essentiellement dans la charité et se trouve incluse comme fin dans le précepte qui nous est fait d’aimer Dieu et notre prochain : tendre à la perfection est la loi même de l’amour qui nous est commandé. La perfection de la charité impliquant une libération spirituelle, les conseils nous sont proposés comme les moyens les plus adaptés d’assurer cette liberté intérieure au service de la charité parfaite. Les préceptes autres que la charité sont eux-mêmes ordonnés à celle-ci comme condition essentielle de la perfection à laquelle elle tend. Les conseils leur sont subordonnés comme une voie de leur parfait accomplissement requis par la charité même. Il s’ensuit que le caractère facultatif des conseils ne change rien à l’obligation de tendre à la perfection. (id. col. 1606-1607) Sommes-nous donc condamnés à l’héroïsme ? III – Morale impossible ou morale de l’impossible ? La collection est immense des citations qui pourraient nous faire penser que les exigences de perfection du Christ sont très difficiles à accepter. L’amour des ennemis, le pardon des offenses, la fidélité à tout prix, le détachement des biens matériels, la foi avant tout, même au prix de sa vie…Aussi est-on porté à en minimiser le sens. Par exemple, on dira que les commandements ne sont que des idéaux proposés et que chacun fait ce qu’il peut. C’est, à peine caricaturée, la théorie des commandements-buts. Jésus nous proposerait un idéal à atteindre, à chacun de faire ce qu’il peut. La réponse est venue par l’encyclique de Jean-Paul ll Veritatis splendor. Après un commentaire très détaillé de la demande de l’homme riche (Chapitre 1, § 6 à 27), le Pape affirme le lien entre l’appel de Dieu et la réponse libre de l’homme, entre la vérité et la liberté. Il ne sous-estime pas la difficulté de cette réponse. Déjà au § 17 il écrit : Le dialogue entre Jésus et le jeune homme nous aide à saisir les conditions de la croissance morale de l’homme appelé à la perfection : le jeune homme, qui a observé tous les commandements, se montre incapable de faire par ses seules forces le pas suivant. Pour le faire, il faut une liberté humaine mûre : « Si tu veux », et le don divin de la grâce : « Viens, suis-moi ». Il va donc falloir faire appel à une autre réalité que la simple bonne volonté. C’est le propre des enfants de Dieu que nous sommes devenus par le baptême de ne pas en rester à ce qui est possible, mais d’envisager un dépassement souvent héroïque. C’est pourquoi le pape cite saint Augustin sur la nécessité de la grâce, nous dirions de l’aide de l’Esprit : La Loi a donc été donnée pour que l’on demande la grâce ; la grâce a été donnée pour que l’on remplisse les obligations de la Loi. Ce qui rejoint la traduction, un peu libre, mais très évocatrice : « Dieu donne ce qu’il ordonne .» Jésus est le maître de l’impossible, mais il affirme qu’il nous vient en aide : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Matthieu 19, 26). Jean-Paul ll va plus loin dans une longue présentation du martyre (§ 90 à 94) et il y revient dans le § 102 : Même dans les situations les plus difficiles, l’homme doit observer les normes morales par obéissance aux saints commandements de Dieu et en conformité avec sa dignité personnelle. Assurément l’harmonie entre la liberté et la vérité demande parfois des sacrifices hors du commun et elle se conquiert à grand prix, ce qui peut aller jusqu’au martyre. On peut parler d’une morale « martyrielle » dans laquelle il y a certes des degrés. Mais nous devons prendre conscience que nous avons tous, à un moment ou à un autre, à poser des choix héroïques. Cela se vérifie dans la vie conjugale, garder la fidélité à tout prix, dans la vie professionnelle, refuser les compromissions, et au plus haut degré dans le martyre au sens strict : préférer l’affirmation de la foi et la fidélité à l’Église à sa propre vie. IV – La charité « forme » de toutes les vertus. Sous cette dénomination se cache une vérité essentielle de notre vie d’enfants de Dieu : la place centrale et exigeante de l’amour. La citation de la page 2 nous a introduits dans cette thèse de saint Thomas. Approfondissons-la un peu. Il était en présence d’héritiers d’Aristote qui fondaient toute la morale sur l’édifice des vertus. Celles-ci étaient présentées comme une seconde nature, des dispositions stables à faire le bien. En quelque sorte, une structure due à l’éducation. Position qui avait l’inconvénient de trop se fonder sur la volonté humaine, presque un certain relent de pélagianisme. Par son héritage augustinien, saint Thomas est sensible à la faiblesse humaine et à la nécessité de faire appel à la puissance de la grâce. Aussi va-t-il dire que si les vertus sont indispensables, elles ne peuvent fonctionner à plein que grâce au don de Dieu. Celui-ci est éminemment celui de la charité : « L’amour de Dieu qui a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Romains 5,5) Dans son langage, il dira que les vertus doivent être « formalisées », c’est-à-dire imprégnées de l ‘amour qui vient de Dieu. Il ne s’agit pas simplement de « motivations pieuses », mais d’une ardeur à vouloir que toute action procède de notre état de fils de Dieu habités par l’Esprit. Il ne s’agit pas non plus d’une générosité irréfléchie, car la prudence fait partie de ces vertus. Elle doit jouer dans la volonté de gérer la totalité de sa vie, au delà de l’immédiat, dans la conformité à notre vocation surnaturelle. On retrouve ici les accents pauliniens de l’agir « en Christ ». Non pas par une imitation du détail de ce qu’a fait le Christ, mais dans la volonté d’agir sous la même influence de l’amour du Père dont le Christ nous donne l’exemple. Ceci rejoint aussi les prescriptions du discours sur la montagne (Matthieu 5-7) dans lequel Jésus réfère toutes nos actions à notre Père des cieux. Déjà saint Augustin avait écrit le fameux : « Aime et fais ce que tu veux. » Il faut le comprendre non comme une sorte de laxisme, mais tel qu’Augustin l’a pensé. On le trouve dans une lettre où un ami lui demande s’il faut donner des coups de bâton à son fils, la seule méthode d’éducation à cette époque, ce que l’on nommait pudiquement une correction. Après un long développement, il termine par la phrase en question. Ce que l’on peut traduire : tu peux le faire si tu le fais par amour. Dans le commentaire de la lettre de saint Jean il y revient, de manière plus exhortatoire : Bien des choses peuvent avoir l’apparence du bien, qui ne procèdent pas à la racine de la charité. Les épines aussi ont des fleurs : il y a des actes qui paraissent cruels ; mais ils visent à corriger, inspirés par la charité. Une fois pour toutes t’est donné ce court précepte : Aime et fais ce que tu veux ; si tu te tais, tais-toi par amour, si tu corriges, corrige par amour, si tu pardonnes, pardonne par amour ; aie au fond de cœur la racine de l’amour : de cette racine il ne peut sortir que du bien. (Traité 7, § 8) V – Solitaire ou solidaire ? C’est l’aspect collectif, ou social, de notre vie d’enfant de Dieu. Si L’AT est abondant en exigences sociales (se soucier de l’émigré, de la veuve et de l’orphelin, être un juge impartial, ne pas garder le vêtement en gage…), les paroles du Christ ne sont pas très abondantes en cette matière. Il y aurait même un florilège à écrire sur des paroles qui semblent un défi à la justice sociale (les ouvriers de la onzième heure, pour n’en citer qu’un). La pointe des propos de Jésus sur notre comportement concerne avant tout l’agir individuel. Ceci pour deux raisons. Il est venu changer les cœurs et non les structures. À ceux qui auront le cœur plein de générosité, engendré par l’amour de Dieu qui libère du péché, d’agir autour d’eux pour faire régner plus d’amour et de justice. De plus, le caractère même de cette morale « héroïque » se prête mal à l’insertion dans une législation. Il faut sans doute aussi réintroduire dans cette analyse la perspective eschatologique. Tous les efforts pour instiller l’amour issu de Dieu dans les rapports sociaux butent sur ce que Jean-Paul ll nommait les structures de péché. Celles-ci ont d’autant plus la vie dure que l’amour de Dieu ne passe pas dans tous les cœurs. Les intérêts catégoriels, tant au plan social que politique, risquent souvent d’avoir le dessus. Le devoir de charité des enfants de Dieu doit être perpétuel et sans illusion. Seule la régénération du monde dans la nouvelle création nous assure que l’amour triomphera dans tous les cœurs. VI – Amour de Dieu-amour du prochain. Seuls quelques égoïstes renforcés refusent qu’il faille venir en aide à son prochain. Mais il faut débusquer deux choses. Certains identifient tellement l’amour de Dieu et l’amour des autres, en s’appuyant sur Matthieu 24, 31, (Tout ce que vous avez fait…) que Dieu ne devient que le nom que nous donnons aux autres. Il n’est plus quelqu’un qu’il nous faut aimer pour lui-même. Cela conforte la position des autres : ceux qui se vantent de leur altruisme, souvent très réel. Mais en grattant un peu on s’aperçoit que celui-ci est un voile pour refuser Dieu. « Voyez, je m’occupe des autres, je n’ai pas besoin de Dieu pour les aimer. » Il nous faut donc fonder théologiquement le double commandement. En commentant la lettre de saint Jean, dans la communication précédente, nous avons souligné ce raisonnement circulaire : aimer Dieu est rendu visible dans l’amour du prochain et aimer les autres dérive de l’amour que nous portons à Dieu. Il nous communique amour et générosité. On ne peut se contenter de l’approche humaniste rendue célèbre par cette citation du poète latin Térence : Homo sum, nil humanum a me alienum puto « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Pourtant une phrase de l’Évangile va dans ce sens : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Matthieu 7,12 : la Règle d’or). Mais ne sommes-nous pas en présence d’un intérêt individuel qui se cache ? Si l’amour pour Dieu est désintéressé, il faut nous demander comment notre amour pour les autres peut l’être aussi. Une motivation chrétienne de cet amour désintéressé provient de cette certitude : mon frère est, ou doit devenir, un enfant de Dieu. Créé à l’image de Dieu, je ne dois pas se laisser détruire cette image divine qu’il porte en lui. Racheté par le sang du Christ, je dois lui donner toute l’attention que le Christ lui-même lui a porté en versant son sang. C’est donc un amour à l’image de celui du Christ pour nous qui doit fonder notre amour pour les autres. Saint Paul souligne le paradoxe de l’amour du Christ pour nous pécheurs : La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. (Romains 5,8) Saint Augustin va dans le même sens en réfléchissant à l’amour des ennemis : Tu souhaites, en aimant ton ennemi, qu’il devienne ton frère : quand tu l’aimes, c’est un frère que tu aimes. Ce qu’en effet tu aimes en lui, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit. Et, plus loin : Vouloir qu’ils soient pardonnés, c’était vouloir qu’ils soient changés, c’était d’ennemis qu’ils étaient, daigner faire d’eux des frères…. Les meurtriers du Seigneur ont vu ces choses ; eux qui avaient versé son sang en le persécutant, il l’ont bu en croyant. (Traité 8 sur la 1° lettre de Jean, § 10) Notre amour pour les autres doit donc être fondé sur ce fait qu’ils ne sont pas plus parfaits que nous, qu’ils nous décevront autant que nous décevons le Christ par nos péchés, mais que notre règle sera l’amour quand même tel que Jésus l’a pratiqué et par lequel il nous a sauvé. C’est cette certitude qui donne à la charité chrétienne son souffle et sa durée. C’est elle qui a fait qu’au cours des siècles, et maintenant encore, les chrétiens excellent à se dépenser dans l’amour des autres par amour pour Dieu, comme le dit l’acte de charité. On peut dire aussi que cet égoïsme que nous fustigions au début de ce paragraphe reste le grand obstacle à l’amour de Dieu. Il est compréhensible que pour le briser Dieu ait choisi une médiation : celle de l’amour entre êtres humains. L’amour conjugal comme le dévouement aux autres sont cette médiation qui nous fait sortir de notre carapace égoïste, qui nous fait prendre conscience de notre incapacité à aimer vraiment et donc nous pousse à nous tourner vers Dieu pour qu’il nous apprenne à aimer. Conclusion Au cours d’un entretien télévisé, on demandait au cardinal Lustiger quel est le maître mot de l’agir chrétien. Il répondit simplement : « Aimer et pardonner, encore et toujours, aimer et pardonner .» Peut-être devrions-nous ajouter : « Grâce à l’Esprit qui a été répandu dans nos cœurs.»

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