3074-L'inflation de l'autoritaire - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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3074-L’inflation de l’autoritaire

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8 MAI

L’usage du mot autoritaire, en un sens péjoratif, s’est de plus en plus développé dans le langage des politistes et des journalistes. Il faudrait entreprendre une recherche sur l’origine de la fortune de cet adjectif qui s’est substitué à tyrannique ou à dictatorial d’une façon contestable. Non que je récuse l’idée de dérapages de l’autorité ou d’un durcissement insupportable de certains régimes entraînés dans des abus autoritaires. Ce qui fait difficulté c’est l’extension progressive d’un concept dont la compréhension se trouve considérablement modifiée. Je sais bien que les dictionnaires – Littré, Robert, Larousse – indiquent un développement déjà ancien d’une sorte d’inflation négative. Mais il me semble que dans une acception première, autoritaire se rapporte à une façon d’exercer l’autorité qui peut dévier vers l’autoritarisme. La question est de savoir où s’arrêtera le curseur. Exemple : le salazarisme fut un régime autoritaire. Mais qualifier le régime hitlérien d’autoritaire me semblerait ridiculement inadéquat. Arrive un moment où le jugement se brouille à la manière d’une boussole qui se dérègle parce que le champ magnétique est bouleversé. Ainsi passe-t-on du dictatorial au totalitaire dont la caractéristique essentielle est la transgression totale des principes par définition intouchables. Or je crains que, sémantiquement, le mot autoritaire n’intervienne pour rendre opaque le domaine entier de la pathologie politique.

Le premier dommage de l’inflation de l’autoritaire tient dans la dévaluation de l’autorité en soi. Le soupçon insinué de la parenté de toute autorité avec la logique de la tyrannie conduit à la péjorisation du mot qui devient insupportable. C’est pourquoi je suis résolument partisan de revenir à la typologique classique des régimes et donc aux notions de tyrannie et de dictature. En second lieu, je n’ai pas la religion de l’autorité, pas plus que de la hiérarchie. L’une et l’autre se justifient par les services qu’elles offrent, les médiations qu’elles permettent. Le premier service de l’autorité, c’est la sauvegarde d’une marge au moins de liberté et sa médiation concerne le respect des principes sans lesquels il n’y a pas de vie sociale possible. Hannah Arendt affirme de la façon la plus nette que “le principe d’autorité est pour l’essentiel diamétralement opposé à celui de domination totalitaire”. Et elle précise : ”techniquement cette absence de toute autorité ou de hiérarchie, qui caractérise le système totalitaire” est bien mise en évidence par le fait qu’entre le pouvoir suprême (le führer) et les gouvernés, il n’existe pas de niveaux intermédiaires responsables et susceptibles de recevoir chacun leur juste part d’autorité et d’obéissance.” En d’autres termes, le pouvoir du führer est à la fois hors principe – il relève de l’arbitraire pur – et il est contraire à toute structure d’autorité hiérarchique qui lui oppose un ordre contraignant.

Il y a donc une incompatibilité foncière entre l’autoritaire et le totalitaire et ce que je reproche à l’utilisation abusive du premier terme est précisément d’abolir cette indispensable distinction. Objection, cependant : Hannah Arendt n’a-t-elle pas utilisé le terme de régime autoritaire, justifiant ainsi l’usage actuel ? Réponse : oui mais, précisément, elle l’a fait pour marquer la nette opposition de ce régime avec le totalitarisme. Par ailleurs, on lui doit une doctrine très positive de l’autorité qui semble oubliée aujourd’hui.

Ma dernière remarque concernera l’impossibilité de lutter contre le nihilisme inhérent au totalitarisme si l’on se prive de l’autorité des principes indissolublement liée au respect intransgressible des interdits. C’est ce qu’affirme, de son côté, Pierre Legendre, qui prend ainsi parti dans des débats actuels sensibles. C’est pourquoi je poserai une question intempestive : l’insistance unilatérale sur le danger autoritaire n’est-elle pas une façon efficace de barrer toute réflexion sur l’essence de la menace totalitaire ? J’avouerai que sur tous ces points, je trouve un allié précieux en la personne de Pierre Manent, à qui j’ai exposé tout ce que je viens de résumer.

10 MAI

Elisabeth Lévy tire la leçon de son éviction de France Culture où, pendant deux ans, elle a animé une émission hebdomadaire sur les médias intitulée “le premier pouvoir”, ce qui est tout un programme. J’étais très souvent à son écoute, le samedi à 8 heures. L’arrêt de ce qui était intempestif dans ce monde très codifié ne m’a pas étonné. Elisabeth n’en a pas été abattue, même si elle est légitimement déçue. La réflexion qu’elle tire de son expérience (Le premier pouvoir, inventaire après liquidation, éd. Climats-Flammarion) est moins amère que combattante. Elle lui permet surtout de revenir sur le fond des problèmes et la mentalité particulière d’un univers de gauche très inquisitorial dès lors que sa bien-pensance est bousculée : dans cet univers du fluide que sont les médias, l’esprit de résistance, le refus de l’ordre établi, ou de ce qui en reste sont des valeurs sacrées. Toute remise en cause du pouvoir y est naturellement considérée avec bienveillance ; à la seule condition qu’il s’agisse du pouvoir des autres. La tendance à la caporalisation est en effet générale, y compris, et peut-être surtout, dans le secteur qui se présente comme le gardien des libertés, celui où se fabrique l’information.”

On croirait spontanément que France Culture est l’espace sympathique où se déploie une gauche ouverte et généreuse. C’est un peu vite oublier les vieux réflexes idéologiques, la persistance d’une dureté impitoyable qui exclut tout ce qui n’est pas dans le champ obligé. Le sectarisme demeure – quoi qu’on en dise – une constance qui a traversé toutes les évolutions depuis un demi-siècle.

Avec son refus obstiné de s’aligner, Elisabeth détonnait et il aurait été invraisemblable qu’on la laissât faire plus longtemps.

Suis-je trop sévère, et trop solidaire de quelqu’un que j’estime pour son intelligence et son courage ? Après tout, m’opposera-t-on, il y a quelques grandes figures de France Culture qui détonnent et vous sont proches, ne serait-ce qu’Alain Finkielkrault dont vous approuvez la plupart des combats intellectuels ? Il y a aussi quelques proches, voire des amis, qui travaillent depuis longtemps dans le grand immeuble circulaire de l’avenue Kennedy ? C’est vrai. D’ailleurs Elisabeth Lévy convient que “Nombre de producteurs travaillent sans doute bien plus librement que je l’ai fait”. On a affirmé que cette radio était typiquement une exception française… Alors il ne faudrait pas trop faire feu sur cette institution vouée au savoir, à la pensée et, malgré tout, à la libre expression ? Oui, mais dire ses quatre vérités à France Culture, ce n’est pas vouloir l’abolir, c’est tenter de dénouer un peu plus la discussion sur “l’avenir de l’intelligence”.

Justement, Elisabeth ouvre les perspectives en s’interrogeant sur les insuffisances et les impossibilités de son travail d’élucidation critique : “la placidité narquoise avec laquelle le système médiatique absorbe la critique suggère que celle-ci, si virulente ou pertinente soit-elle, échoue à appréhender le phénomène dans sa globalité, précisément à cause de sa globalité […] Ce dragon n’a pas, loin s’en faut, livré tous ses mystères. Il faut tenter de comprendre comment il tient en respect ou en échec ceux qui l’affrontent, en examinant de près son emprise dont chacun ressent intuitivement la nouveauté radicale.”

Ces alliés, l’animatrice du “Premier pouvoir” les a trouvés dans ces deux impitoyables analystes qu’étaient Philippe Muray et Jean Baudrillard. Leur disparition, à un an de distance, nous a rendu orphelins avec l’interrogation un peu vaine sur la suite de leur enquête. Seuls des génies peuvent succéder à des génies.

Quant à Elisabeth Lévy elle-même, je lui fais toute confiance pour être fidèle. Pourvu qu’elle trouve d’autres espaces d’expression ! Un souvenir me revient de l’émission Culture et dépendances sur France 3 où elle participait, au côté de Franz-Olivier Giesbert. J’avais été invité à porter la contradiction à Prieur et à Mordillat sur leur façon de traiter l’exégèse de la Bible et de s’en prendre au christianisme. Giesbert m’avait fait entrer en cours d’émission, et je m’étais retrouvé assis à côté d’Elisabeth qui m’avait encouragé vivement. J’avais lancé ma première salve en mettant en cause la méthodologie de Prieur et Mordillat, qui posait de sérieux problèmes de déontologie. Elle m’avait soufflé : “Attaque sur le fond, pas sur la méthode !” Difficile pour moi de lui expliquer, en aparté, que les deux étaient liés indissolublement. Il est vrai que j’étais un peu obnubilé par la question exégétique manipulée par deux journalistes habiles. J’avais un point de vue presque professionnel, technique, qui m’empêchait de répondre directement à la requête de ceux et celles qui se sentaient blessés par l’attaque frontale contre leur foi.

14 MAI

L’affaire Bronislaw Geremek me navre à tous égards. J’aime la Pologne depuis toujours. L’épopée de Solidarnosc m’a mobilisé parallèlement à l’action de Jean-Paul II, en suscitant des amitiés indéfectibles. Certes, il était prévisible que l’après-communisme serait incertain et cahotique, qu’il provoquerait déchirures et désillusions. On l’a bien vu avec les diverses alternances gouvernementales, parfois le retour des anciens communistes vite recyclés, l’échec de la présidence de Lech Walesa. On en est aujourd’hui à la suprématie des frères Kackinsky qui imposent une épuration féroce – ce qu’on appelle encore une “lustration” du passé communiste.

Je me suis toujours méfié des épurations, quelles qu’elles soient. Je serais assez proche là-dessus d’Edgar Morin qui prône l’indulgence et le pardon des erreurs. Bien sûr, parfois la gravité des actes commis empêche l’oubli, et l’indicible douleur des victimes et de leurs proches exige justice et réparation. Mais lorsqu’il y a acharnement et volonté de revanche cela devient insupportable et on entretient un esprit de guerre civile.

Le cas Geremek est révélateur de cette démesure qui fait trop penser à la vengeance. Demander à un homme qui s’est complètement engagé avec Walesa, de signer une déclaration de non participation aux services secrets communistes, ce n’est pas seulement incongru, c’est outrageant. Heureusement, la Cour constitutionnelle polonaise a invalidé cette loi de lustration, ce qui met fin (provisoirement ?) au scandale. Les frères Kachinsky, ont menacé de rendre publiques toutes les archives de l’ancien régime en représailles. Mais à quoi aboutiront-ils. Ils se rendront plus encore odieux à l’opinion européenne et compromettront toutes les valeurs qu’ils veulent incarner.

15 MAI

Il y a quelques jours, j’ai participé à la réunion du groupe de réflexion qui réunit un certain nombre de personnes intéressées au dialogue avec les “traditionalistes”. Il y a quelques années, une telle initiative aurait été impensable sous la houlette de l’épiscopat français. Cela ne veut pas dire que tous les obstacles ont été levés. Il y a des résistances partout, des crispations psychologiques qui ne dépendent pas seulement des désaccords de fond. Bien sûr les choses sont mêlées, les tempéraments et les convictions, les sentiments et les idées, les appartenances et les doctrines.

Il me semble toutefois qu’on ne prend pas suffisamment garde à ce fait que les obstacles sont d’autant plus fascinants qu’ils sont érigés en barrières infranchissables et qu’ils déterminent de part et d’autre des réflexes “fondamentalistes”. Voilà qui suspendrait beaucoup de ceux qui s’estiment par définition ouverts et audacieux. Mais je crois qu’il est une façon de brandir ses différences, même si elles sont positives, qui paralyse le débat, en interdisant d’approfondir en commun les contenus.

Un exemple : la liberté religieuse. Le “conciliaire” – j’emploie cette expression avec la plus extrême précaution – déclarera qu’il s’agit là d’un préalable obligé, voire d’un casus belli et que si le traditionaliste ne veut pas s’aligner, il s’exclut de lui-même de l’Eglise d’après Vatican II. Du coup l’interlocuteur se cabre, ne veut pas se trahir et déclare que décidément il n’y a rien à attendre de ceux qui se sont convertis au relativisme. Précisément, le premier qui nous ait permis de sortir de cette incompréhension butée est le cardinal Joseph Ratzinger, lorsqu’il a accordé le droit aux traditionalistes d’exprimer des dubia sur les points litigieux de leur choix. Les dubia permettent de problématiser des désaccords qui, ne revêtant plus l’aspect de purs oukases, deviennent intelligibles. C’est-à-dire susceptibles de donner lieu à des accords ou à de bons désaccords (non fondés sur des malentendus).

J’ai des raisons de penser, pour en avoir parlé avec de très hautes autorités dans l’Eglise, que la reconnaissance de la légitimité des dubia constitue un progrès. Il ne s’agit évidemment pas de développer une philosophie du doute, mais de progresser ensemble dans un approfondissement des questions difficiles. Je pourrais prendre un autre exemple très actuel : celui de la liturgie : je crains un nouvel emballement polémique désastreux dans le cas où le Pape promulguerait son motu proprio sur un meilleur accès à l’ancien rite. Les stéréotypes sont tout près à ressortir des tiroirs, alors qu’il conviendrait de revenir au sens même de la liturgie, ce que fort peu semblent disposés à envisager.

J’y pense en lisant un autre livre du Père François Cassingena-Trevedy (La liturgie, art et métier, Ad Solem). Pensée exigeante, sources bibliques et patristiques, anthropologie du geste, de la parole, nature du beau. Il y aurait là de quoi nourrir des groupes pluralistes qui s’interrogeraient sur la liturgie plutôt que d’échanger des coups.

18 MAI

Ces jours-ci, le théâtre politique s’en est donné à cœur joie, et on est un peu groggy d’en prendre les coups à la figure. Mais c’est tout de même bien intéressant. On garde l’impression d’une vaste décantation dont on ne sait pas encore sur quoi elle débouchera tant elle comporte de contradictions non dénouées.