« Vous avez blessé mes sentiments » - France Catholique
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« Vous avez blessé mes sentiments »

Traduit par Bernadette Cosyn

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Dans son illustre bien qu’imparfait plaidoyer pour la tolérance, « Sur la liberté », John Stuart Mill soutient que l’individu devrait être libre de faire ou dire ce qui lui plaît, dans la mesure où il ne blesse pas les autres. S’il veut faire des choses qui lui portent tort à lui, pas de problème. Il doit seulement ne pas nuire aux autres.

Mill liste alors trois sortes de dommages interdits : les dommages corporels (par exemple casser la jambe de quelqu’un), les dommages aux biens (par exemple voler une banque) et les dommages à la réputation (la calomnie ou la diffamation). Etant un penseur farouchement laïc, Mill ne considère pas les attaques morales ou religieuses comme des dommages. Mon mauvais exemple pourrait conduire quelqu’un m’imitant à perdre son âme et à aller en Enfer, mais Mill ne reconnaît pas cela comme un dommage. Il ne considère pas non plus comme un tort si une nation, faute de prière et de jeûne, incite Dieu à l’abandonner. Seuls comptent les dommages tangibles, apparents, et de ce monde.

Ce qui est curieux dans la liste de dommages établie par Mill, c’est qu’elle n’inclut pas le dommage émotionnel. Actuellement, le monde regorge de gens qui s’adonnent à la maltraitance psychologique, et qui l’utilisent ou menacent de l’utiliser pour manipuler les autres. Pensez au petit ami, qui, sans jamais recourir aux violences physiques, maltraite de toute évidence sa petite amie. Il y a des tas de gens comme cela de nos jours ; il devait y en avoir tout autant, voire plus, à l’époque de Mill. Pourtant il ne comptait pas les dommages aux sentiments comme une forme de dommage.

Pourquoi ? Je pense qu’il y a à cela au moins deux raisons. La première est que cette blessure aux sentiments est un corollaire inévitable de certaines pratiques que nous prisons fort, et que nous ne désirons pas abolir en vue d’éviter les blessures aux sentiments. Par exemple, abandonnerions-nous les compétitions sportives parce que les perdants sont généralement peinés ? Ou renoncerions-nous aux élections parce que le vaincu est déçu ? Ou abolirions-nous le système de libre entreprise parce que les faillites font souffrir ? (Cependant, certaines écoles ont abandonné les tournois d’orthographe en raison de la déception éprouvée par les perdants.)

L’autre raison est en lien avec les objections à certaines formes d’amélioration de la société dont Mill avait connaissance à son époque – objections par exemple à des droits égaux pour les femmes et les hommes (une des grandes causes défendues par Mill), à l’abolition de l’esclavage et à l’égalité entre noirs et blancs. Beaucoup de conservateurs anti-réformistes disaient que la mise à égalité entre hommes et femmes ou entre noirs et blancs ne « donnait pas l’impression d’être » juste.

L’égalité entre femmes et hommes heurtait les sentiments des conservateurs anglais, et l’égalité entre noirs et blancs heurtait les sentiments des Américains esclavagistes sudistes. Faire appel aux sentiments blessés aurait été, selon Mill, le dernier refuge des conservateurs à défaut d’arguments rationnels valables à proposer pour soutenir leurs préjugés anti-progrès. Par conséquent, faire appel aux sentiments blessés ne devait pas être permis.

Si seulement Mill pouvait être vivant à l’heure actuelle ! Car dénoncer la blessure aux sentiments est une activité florissante de nos jours, plus d’un siècle et demi après que Mill ait écrit son livre éminent. Mais cette fois ce n’est pas le refuge des conservateurs mais des progressistes, ceux-là mêmes qui proclament être les héritiers de la philosophie de progrès et de tolérance de Mill.

Cette revendication fallacieuse rampe dans les campus de nos meilleures universités (peut-être devrais-je mettre le terme meilleures entre guillemets). On ne doit pas proférer certaines idées ou sentiments parce que, prétend-on, ces idées et sentiments pourraient blesser les sentiments de certains groupes d’étudiants. Par exemple : les noirs, les latinos, les féministes, les homosexuels, les lesbiennes, les transgenres ou les musulmans.

Il n’est plus suffisant que vous vous absteniez de tenir des propos manifestement racistes sur les noirs. Non, vous ne devez rien dire qui puisse être interprété comme des propos « subtilement » racistes ou révélant un racisme « inconscient ». Vous ne devez pas, par exemple, faire référence à Thomas Jefferson de façon favorable – ce que la présidente de l’université de Virginie a découvert l’autre jour quand un étudiant à objecté à sa citation d’un propos de Jefferson qui semblait lui faire honneur.

Car Jefferson, en dépit du fait d’être le fondateur de l’université de Virginie et d’avoir ultérieurement formulé la fameuse phrase aux implications clairement anti-esclavagistes : « Tous les hommes sont créés égaux », était propriétaire d’esclaves, et dans ses « Notes sur la Virginie », a émis l’opinion que les noirs étaient par nature intellectuellement inférieurs aux blancs. Par conséquent Jefferson était un raciste, et si vous louez Jefferson, vous louez les puanteurs du racisme et vous blessez les sentiments des étudiants noirs et de leurs sympathisants blancs. Alors on la boucle sur Jefferson.

Depuis des années, l’accusation de « blesser les sentiments » a été utilisée très efficacement par le mouvement de défense des droits des homosexuels. S’il se trouve que vous croyiez qu’il y a quelque chose de moralement répréhensible dans les relations homosexuelles – ayant peut-être lu le premier chapitre de la lettre de Paul aux Romains, ou étant d’accord avec le pape Benoît qu’il y a quelque chose « d’intrinsèquement désordonné » dans l’attraction homosexuelle, ou parce qu’étant un chrétien attaché à l’enseignement traditionnel de l’Eglise, ou parce qu’étant un psychologue démodé croyant avec Freud et sa doctrine que l’homosexualité est le résultat d’une immaturité psycho-sexuelle – eh bien, vous blessez les sentiments des homosexuels des deux sexes et de leurs sympathisants. Donc on la boucle sur l’homosexualité.

L’accusation de « blesser les sentiments » a été utilisée avec brio par les gauchistes progressistes pour réduire au silence les contestataires – et pas seulement sur les campus universitaires mais également dans les salles de rédaction et à Hollywood – ou pour le dire autrement, dans toutes nos agences dominantes de propagande morale.

En d’autres temps, l’Eglise catholique a usé de l’Inquisition pour réduire Galilée au silence, mais le système « sentiments blessés » est bien plus efficace que l’Inquisition romaine l’a jamais été. Au moins, l’inquisition avait accordé un procès à Galilée. Nos gauchistes progressistes ne s’encombrent pas d’un procès perte de temps. Dites quelque chose ayant un parfum d’hérésie, et vous êtes condamné instantanément.

Une tyrannie intellectuelle s’installe dans le pays. Et les hommes de main de cette tyrannie sont ceux qui devraient être les premiers à lui résister, ceux qui proclament (tout à fait faussement) être dans la tradition libérale de John Stuart Mill.


David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island.

Illustration : John Stuart Mill peint par G. F. Watts en 1895 [National Portrait Gallery – Londres]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/11/19/you-have-hurt-my-feelings/