Voir des fantômes - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Voir des fantômes

Traduit par Isabelle

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C’est une époque de l’année où nous évoquons particulièrement notre communion avec les morts. Parmi les plaisirs qu’on y trouve, les œuvres littéraires d’imagination peuvent aider à rendre plus vivant en nous le sens de cette communion. Le Purgatoire et le Paradis de Dante nous sautent particulièrement à l’esprit, de même que le fantôme dans Hamlet qui se présente à son malheureux fils par ces paroles :

Je suis l’esprit de ton père,

Condamné pour un certain temps à errer pendant la nuit

Et condamné durant le jour à jeûner dans les flammes

Jusqu’à ce que les crimes infâmes commis de mon vivant

Soient détruits par le feu et éliminés..

Mais dans la fiction plus récente, je ne peux pas penser à une histoire de fantôme plus obsédante ni plus catholique que « La route de Portobello » de Dame Muriel Spark.

Spark était une convertie au catholicisme, écrivant de nouvelles, et romancière pourvue d’une sensibilité à l’humour noir. Ell a écrit de nombreuses histoires de fantômes, assez pour créer une collection (Les histoires de fantôme de Muriel Spark). L’histoire de « La route de Portobello » est racontée par une jeune femme que nous rencontrons tout d’abord par un beau jour d’été, lors d’une agréable partie de campagne avec des amis.
Il se passe quelque chose d’étrange : « je me prélassais avec mes charmants compagnons sur une meule de foin, quand j’ai trouvé une aiguille. » A cause de cet évènement curieux et ironique, à partir de ce jour, tous ses amis l’ont appelée « Aiguille ».

« Depuis plusieurs années déjà, j’avais deviné de façon intime que je ne faisais pas partie du lot commun, » déclare Aiguille, et le fait de trouver une aiguille dans une meule de foin en a semblé une preuve. Mais une note troublante accompagne son étonnement devant cette aiguille. « L’aiguille m’avait piquée assez profondément dans le gras du pouce, et un petit suintement rouge coulait et s’étalait en sortant de cette petite piqûre ». C’est une piqûre d’ épingle qui présage des maux à venir plus grands.

Je ne peux pas raconter grand-chose de « La route de Portobvello » sans gâcher les effets les plus saisissants de l’histoire. Après l’épisode du début à propose de l’aiguille dans la meule de foin, Spark bondit vers un samedi « d’une époque récente » où Aiguille rencontre Kathleen, qui faisait partie des vieux amis de cette partie de campagne, et qui fait des courses à Londres, rue Portobello. « Je me tenais en silence parmi les gens, et je regardais, » nous raconte-t-elle, « et comme vous allez vous en rendre compte, je n’étais pas en position de parler à Kathleen ».

La raison pour laquelle elle ne peut pas lui parler devient très vite claire, mais d’abord, elle repère un autre vieil ami qui marche derrière Kathleen rue Portobello. Un homme nommé George, qui est le mari de Kathleen. « Je n’étais pas en mesure de parler à Kathleen » explique Aiguille, « mais j’ai eu soudain une inspiration qui m’a fait dire doucement : Salut George. »
George se retourne et voit Aiguille. Mais ce qui aurait pu devenir une joyeuse réunion d’amis s’avère une rencontre menaçante qui change la vie de George pour toujours. Parce qu’Aiguille est morte.

George insiste auprès de Kathleen sur le fait qu’il a vu Aiguille, et qu’elle lui a parlé, mais Kathleen qui sait bien qu’Aiguille est morte il y a des années, ramène George à la maison.

« Il faut que j’explique que j’ai quitté cette vie il y a près de cinq ans » raconte Aiguille,  « Mais je n’ai pas pour autant quitté ce monde ». Comme le vieux roi Hamlet, Aiguille est condamnée pour un certain temps, à errer sur cette terre. Elle fréquente les magasins de la rue Portobello, où Kathleen et elle aimaient aller de son vivant.

De temps en temps, cependant, Aiguille est « de service, en quelque sorte, » à l’église : Chaque fois que Kathleen qui est catholique, fait dire une messe pour elle. « Mais en général, le samedi, je me régale parmi les foules solennelles et leurs vaines recherches, alors que leur vie éternelle n’est pas loin.

Il est intéressant de voir qu’Aiguille passe plus de temps à contempler son détachement des tentations de la rue Portobello, qu’elle n’en passe à contempler les splendeurs de la messe dite pour le salut de son âme. Les foules solennelles la comblent de « délices », alors même que leurs recherches sont vaines, et qu’elles s’accrochent à des choses qu’il va leur falloir quitter dans très peu de temps.

On comprend que pour Aiguille, la vue des hordes d’acheteurs frémissant au bord de l’éternité tout au long de la rue Portobello nourrit mieux sa contemplation que les beautés de la messe.

Comment se fait-il qu’Aiguille, un fantôme, soit capable d’appeler George ? « Je n’aurais rien dit si je n’en avais pas eu l’inspiration. En fait, c’est une des choses que je ne peux pas faire maintenant, – parler- si je n’en ai pas l’inspiration. Et de façon tout à fait extraordinaire, ce matin-là, tandis que je parlais, à un certain degré, je suis devenue visible. »

Aiguille suppose que du point de vue de ce pauvre George, ce matin-là, c’était « comme s’il avait vu un fantôme ! » Elle ne se voit pas comme un fantôme, du moins au sens où beaucoup de gens se les imaginent. Bien qu’elle ne le dise pas de façon explicite, le fait qu’Aiguille assiste fidèlement aux messes célébrées pour elle indique qu’elle est une âme du purgatoire. Et elle est une âme pourvue d’une mission. « Elle reçoit l’inspiration d’appeler George et de lui apparaître en chair et en os »

Mais pourquoi ?

Je n’irai pas plus loin dans mon récit, de crainte de gâcher le plaisir de l’histoire. Mais il suffit de dire que la mission donnée à Aiguille est de celles qui changeront George pour toujours. Et – qui sait – peut-être aidera-t-elle à purger les effets des péchés, quels qu’ils soient, commis par Aiguille pendant sa vie.

La fin de l’histoire est en effet empreinte d’humour noir, et est caractéristique du style de Spark, mais ce mode comique désarmant, proche par certains côtés du style d’Evelyn Waugh, par d’autres de celui de Flannery O’Connor, permet de présenter des types humains sur fond de surnaturel qui ne donne jamais au lecteur une impression pieuse ou moralisante.

La noirceur de la comédie de Spark, en fait, rend le côté surnaturel tout de suite plus crédible et il ne devient pas moins étrange que les étrangers qui « à courte distance de leur vie éternelle », papillonnent le long de la rue Portobello.

Traduction de « Seeing Ghosts »

Photo : Portobello Road dans les années 1950.