Un nouveau songe de Gerontius - France Catholique

Un nouveau songe de Gerontius

Un nouveau songe de Gerontius

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« Vous êtes un hyper supercentenaire » dit-elle.

Je suppose que c’est une grâce, cet âge : vous vous souvenez de ce que les autres n’ont jamais connu ; vous savez que le ciel est proche et que CELA est en train de disparaître.

Mais elle ment : je suis un scandale dans ce monde et j’ai longtemps espéré une injection pendant la nuit, un oreiller sur le visage, mon fauteuil roulant dégringolant les escaliers. La vie ne vaut pas grand-chose, disions-nous autrefois.

Si seulement nous avions su.

La moitié des gens qui viennent s’extasier devant le vieil homme que je suis pensent que j’ai peint les grottes de Lascaux (Est-ce que je me rappelle… la Horde a-t-elle détruit cette ancienne œuvre d’art ? C’est bien ce qu’ils font, n’est-ce pas ?)

Mais bien sûr personne ici ne sait ce qu’est et où se trouve Lascaux.
Je peux aussi bien être néolithique. Notre femme-prêtre (pas de sursum corda venant d’elle ; elle élève nos « esprits », une façon d’évacuer les gaz) me dit avec une insincérité scintillante que mon gâteau au soja dans le réfectoire principal aura 127 bougies. Je fais un signe de tête impalpable. (J’ai cessé de parler depuis 20 ans). Pourquoi baratiner quand il n’y a personne à qui parler. Ils pensent que je dors beaucoup. Comme le Vieux Deutéronome.

Quand je rêve, c’est de douce liberté, le Pays de la Liberté. Je ne sais pas quel nom ils lui donnent maintenant. Comme une république bananière, en un demi-siècle nous avons changé deux fois les noms. Vagues d’enthousiasme – pour ceci ou pour cela – rendent les vieux noms cruels pour telle ou telle âme blessée. Credo tempéré par la crédulité. Grain emporté par le vent ; paille sur l’aire de battage.

Je me rappelle l’Eglise, maintenant cachée. Et voici que viennent les larmes que je ne dois pas laisser voir. Ils détestent le mécontentement. Il n’y a pas de gens malheureux ; même ici. Je me rappelle le jour où ils se sont emparés du Saint Père (Je pensais que mille épées doivent avoir jailli de leur fourreau…), mais je ne peux me rappeler le nom du pape. Pas d’autres nouvelles, s’il vous plaît. Je me demande si, avec toutes leurs ardentes supplications, les Européens ont convaincu la Horde de préserver les trésors du Vatican. Ce n’était pas sauver la foi. Quel gémissement à la fin. Je me demande si Saint Pierre est toujours debout. Le dôme sur le rocher.

Est-ce les homosexuels qui ont fermé l’Eglise en Amérique ? Cela ne peut être vrai. Il y avait un préfet gay en poste – c’était après la Convention constitutionnelle qui a annulé la Constitution – et il (ou était-ce une « elle ») publia un édit ordonnant la fermeture des églises quand et chaque fois que les clercs refusaient de célébrer des mariages « pédés ». La femme-prêtre me sermonnerait ou me pendrait pour avoir dit « ce » mot-là (une autre raison de se taire). On souhaite presque que la Horde ait une armada.

Tous pour la Liberté, l’Egalité et la Diversité (LED c’est le slogan de nos sauveurs séculiers de la Commune), comme c’est jusqu’à ce jour et c’est pourquoi ils sont tous gelés, chacun égal en misère. Ils disent – ils ont décidé- que l’Eglise romaine était incompatible avec l’Ordre Nouveau de FED (le novus ordo, si vous appréciez l’ironie) et ainsi…beaucoup de prêtres et d’évêques ont commencé à quitter les églises (en désaccord ou par peur). Et ainsi des « directeurs spirituels » ont été engagés – de sexe masculin, de sexe féminin, sociologues, guides pour aveugles – et un Comité Spécial a amendé la liturgie, à la tronçonneuse. Les prêtres ordonnés ont été arrêtés, rééduqués, et tout changé en une nuit bien que je suppose que cela a pris une décennie ou trois. J’ai vécu treize décennies. Sursum spiritus. Allons, soyons heureux.

J’ai du mal à me rappeler la succession. Les événements sont confus : jamais arrivés, arrivant ; arrivés. L‘Apocalypse vient avant Marc, la Genèse à la fin. Je me souviens avec ferveur de la dernière messe à laquelle j’ai participé.

Sûrement ce fut après des mariages et des baptêmes ; avant que tous ceux que j’ai aimés aient disparu. Certains pouvaient déjà avoir disparu, mais je ne le jurerais pas.

Grandir, devenir vieux, plus vieux, le plus vieux : la Mort est une amie. Je la
vois dans la personne de Fred Astaire, le dos contre le buffet, la cigarette aux lèvres, jetant de temps en temps un coup d’œil à sa montre en argent. Il porte des guêtres. Est-ce qu’il y a une autre personne vivante qui connaît le mot « guêtres » ? Pour les autres Fred pourrait être Edwin Booth ou Richard Burbage ou Thespis. Personne ne sait rien. Personne n’imagine rien, et ils ne voient pas mon Fred. Fred de Lascaux. La Mort, pas le Diable.

Comme la sensation est dans l’esprit, je sens la même chose que toujours. Le corps fait défaut, mais je flotte au-dessus de lui comme le violoniste de Chagall. Quand je me rappelle ce que je me rappelle, le souvenir est aussi clair que si j’évoquais jeudi. Mais pourquoi ? Rien n’arrive les jeudis, et il n’y a que des jeudis.

Mais faut-il blâmer les « gays » ? Dieu sait que certains les blâment disant que quand on a commencé à les marier cela a été la fin de la sainteté. Le mariage a disparu. Le sexe – fort agréable, oui – est devenu sans joie. Tout cela parce que les garçons ont épousé des garçons et les filles des filles.
Mais ce n’était pas cela.

La civilisation était une épave avant que je respire. Nous faisions semblant de croire mais nous étions sans foi, et tout ce qui est arrivé est arrivé à cause de cela ; pas parce que des politiciens ont cédé aux tapettes et à la presse. La révolution chrétienne a échoué.

Je rêve de me réveiller dans le corps vigoureux d’un jeune homme, une épée étincelante à la main mais quand je suis arrivé à 90 ans j’ai vu le ciel et je n’en ai plus jamais voulu à personne. Peut-être est-ce pour cela que j’ai vu le ciel. Je n’ai vécu qu’un moment, remplissant mes poumons d’enfant pour crier mais expirant avec joie pour mourir. Les amants qui dirigent ce monde sans amour – tous les derniers – savent que leur paradis est perdu. Porc dégringolant de la falaise. Sur la terre comme au ciel. La Fin est proche. Elle est pour moi, et je suis prêt. Doux Jésus, prends-moi dans tes bras.

Mercredi 3 décembre 2014

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Brad Miner est rédacteur en chef de The Catholic Thing, attaché de recherche à l’Institut Foi et Raison, et membre du bureau de l’Aide à l’Eglise en détresse aux USA. Il a été rédacteur à la National Review On peut se procurer son livre Le complet gentleman sur audio et iPhone.

Source : A New Dream of Gerontius.

http://fr.wikipedia.org/wiki/The_Dream_of_Gerontius