Un jardin, lieu de mémoire - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Un jardin, lieu de mémoire

Traduit par Antonia

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La semaine de Pâques c’est aussi la saison du printemps. Au Canada, où j’écris ces lignes, nous avons commencé à la vivre. La fonte des neiges, l’apparition des bourgeons sur les arbres, le retour du soleil après ses vacances dans le Sud, même la pluie et les grondements d’un orage à l’approche, tout incite à l’allégresse.

Nous, ou plutôt ceux qui ne vivent pas la vie urbaine, abstraite des gratte-ciels (où chaque type de temps se ramène à un « problème »), reportons notre attention sur les jardins et un sol délivré du gel hivernal.

Dans ses instructions sur le meilleur mode de vie, Cicéron recommande de s’installer dans une bibliothèque entourée d’un jardin. Si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil [rien ne manquera], écrit-il à son ami Varro, si je me rappelle bien. Ces lieux fournissent à la fois le gîte, le couvert, la paix intérieure et la stimulation mentale. Que demander de plus ?

Et Dieu dans tout ça ? Une cellule de prison, des coups de fouet et une Croix, voilà ce qui lui a été réservé. C’est vrai aussi pour nos martyrs.

Mais remarquez, en l’occurrence, que tout le travail est fait par d’autres personnes. Il nous appartient uniquement d’en « jouir », mais ce mot est pour moi teinté d’ironie.

La vieillesse, certes, peut être un naufrage, comme je l’ai observé dans la génération de mes parents ; mais même certains d’entre eux s’en sont tirés.
Notre vie sur cette terre ne dure qu’une saison, plus courte pour les uns que pour les autres, mais malgré ce constat brutal, nous reconnaissons secrètement que la vie est bonne.

Selon la bonne tradition des anciens, nos moines et religieuses ont vécu pendant des siècles dans des bibliothèques et des jardins – avec l’apport non négligeable d’une pratique régulière de la prière. Dans leur générosité, ils prient pour nous, bien que, pour la plupart, nous ayons presque consciemment choisi le chemin hérissé d’épines de l’ignorance. Privés d’enfants eux-mêmes, ils prient pour les nôtres, devenus si souvent orphelins.
Chassé comme nous l’avons tous été du Paradis, du Jardin d’Eden, dans une scène qui se répète au cours de chaque vie humaine, et pénétré depuis la naissance d’une sorte de sainte nostalgie ou du lamento des juifs de Babylone implorant leur retour – je me débats encore pour comprendre le mystère du mal.

Tout jeune garçon, à Lahore (oui à Lahore !), autrefois un point vert sur la plaine jaunâtre du Panjab, j’étais sous le charme des jardins. Lahore, aujourd’hui un lieu de torture urbain de plus, fut autrefois une ville de jardins ; et même à l’époque de mon enfance, on pouvait entendre dans la fraîcheur de l’aube le floc-floc des chariots à chevaux rivalisant avec le sifflement des autobus à diesel.

La chaleur qui arrivait au printemps était supportable à cause de la hauteur des plafonds et des dômes de verdure des arbres; ou, dans les ruelles de la vieille ville, grâce aux ombres géométriques, telles des jardins enclos de briques et de pierres. L’eau brillait partout dans les puits et les ruisseaux, passant d’un lieu de travail à un autre. Dans la résidence où j’habitais, j’avais fini par connaître tous les jardiniers.

Ma mémoire peut me tromper, mon esprit tout enjoliver, car on m’a appris qu’un des mes souvenirs au moins était impossible. Celui d’être entré dans les Jardins de Shalimar un jour où marchaient toutes les fontaines – c’est-à-dire environ quatre cents, les autorités n’étant pas d’accord sur le chiffre exact.
Je le revois comme un vaste espace clos par un mur d’enceinte où s’étagent sur trois terrasses fontaines de marbre et cascades, pièces d’eau peu profondes, pavillons et sentiers longeant des arbres fruitiers de toutes les variétés imaginables ; il y a aussi des parterres de fleurs aux couleurs chatoyantes qui emplissent l’air humide de leur parfum. C’était un extraordinaire exploit hydraulique réalisé par des ingénieurs mongols travaillant avec la plus extrême gravité, sur l’ordre du grand Shah Jahan qui le laissa aux bons soins de la famille Awain de nobles fermiers et propriétaires (zamindars) punjabis.

Ma mémoire ne me trahit peut-être pas : je me souviens que cela se passait vers 1960, et le monument n’a été repris à cette famille et nationalisé qu’en 1962, les jardins ne devenant qu’à cette époque-là  « un dépotoir à la pakistanaise de plus » (selon les propres termes d’un éminent Pakistanais). Ce paradis avait déjà été vandalisé pendant les siècles précédents (les tours d’entrée et les bâtiments ayant été dépouillés de leurs marbres) ; en 1962, l’heure de la désintégration finale était arrivée.

Pourtant je me souviens très nettement de la fraîcheur qui régnait à l’intérieur. Car, comme à Rome, les fontaines dispensent une extraordinaire protection contre l’ardeur excessive du soleil. Et ces eaux, il faut le savoir, ne sont pas gaspillées, mais purifiées pendant leur passage dans le sanctuaire.
L’idée d’un chahar bagh (un jardin quadripartite) – l’idée persane d’un jardin rectiligne divisé en quatre parterres carrés par des canaux qui se croisent – était une géniale anticipation. L’histoire de la Perse devance de loin la période chrétienne et la naissance de l’islam, mais a été intégrée dans les traditions musulmanes et s’est adaptée à leur symbolisme, grâce au génie d’hommes qui, par la grâce de Dieu, avaient su comprendre la précieuse valeur de l’eau.
Car la grâce de Dieu réside souvent dans la retenue, et la majeure partie des pays musulmans manque d’eau. L’ingéniosité humaine se développe davantage dans la privation que dans l’abondance.

Malgré mes piètres talents de dessinateur et de concepteur de jardins, j’ai devant moi un plan de jardin chrétien inspiré de l’agencement d’un tapis persan et allongé pour bien faire ressortir le crucifix.

Dans les différents champs de ma version « modifiée » on retrouve les figures et les enseignements chrétiens : les quatre évangélistes au milieu des douze apôtres, les huit béatitudes, les dix commandements, les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales, les quatre archanges aux écoinçons sur les escaliers hélicoïdaux menant au parapet (Michel, Raphaël, Uriel, Gabriel) ; et aussi les quatre cavaliers ; les quatorze stations etc, tous ces motifs étant tissés dans la matière végétale avec les vingt-neuf pèlerins de Canterbury. Des cascades au sommet de la tour, et sur une pente, descendant de la base du carré inscrit dans le rectangle (une sorte de bosse au genou). Et au croisement des canaux, la fontaine rose centrale du Sacré Cœur.

J’aime bien ça ; car même s’il n’existe pas, ce jardin a une valeur mnémotechnique : c’est un catéchisme complexe dans lequel on peut se déplacer en imagination, tout en y voyant d’une certaine façon à la fois une bibliothèque et un jardin en une vision emblématique de notre Seigneur.
Photographie The Water Garden par Childe Hassam, 1909 [Metropolitan Museum, New York]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/04/29/the-memory-garden/

Vendredi 29 avril 2016

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David Warren est un ancien rédacteur du magazine Idler et un collaborateur du Ottawa Citizen. Il est un spécialiste du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient ;