S'évader de tout cela - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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S’évader de tout cela

Traduit par Bernadette Cosyn

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De temps en temps, je juge utile de me vider la tête de toute la folie de notre époque. Je recherche la compagnie de gens bien éduqués mais par ailleurs ordinaires, qui ne regardent pas notre télévision, ne lisent pas nos journaux, ne commentent pas l’actualité, ne bavent pas d’envie sur notre pornographie et ne s’engagent pas dans l’infanterie pour la grande marche des lemmings se jetant sous les crocs du futur.

J’ai ouvert l’un de mes volumes de The Century1, celui de juin 1918. Voici ce que j’ai trouvé. Cela commence par un poème : « En écoutant le carillon de la cathédrale d’Anvers ». Le poète note que le 30 juillet 1914 « le carillonneur d’Anvers donnait un concert. » Le soir suivant, le bourdon Gabriel appelait les Belges à la guerre contre l’envahisseur allemand.

Ensuite, une nouvelle, L’émeraude de Tamerlan, une œuvre méditative et humoristique sur les similitudes entre Washington et Téhéran, où se déroule l’histoire.

Plus loin un magnifique essai en 10 000 mots, La religion d’un homme de lettres, de Gilbert Murray, comme allocution présidentielle à l’Association Classique. Peu de professeurs d’université pourraient en faire autant de nos jours. Murray part du principe que vous êtes familiarisés avec Goethe, Eschyle, Milton, Platon, Isaïe, Shakespeare, Wordsworth et Browning.

Voici des mots qu’aucun professeur n’écrirait plus de nos jours :

« Selon moi, un érudit renforce sa liberté en s’imprégnant du passé, en thésaurisant le meilleur du passé, afin que dans un présent parfois courroucé ou sordide, il puisse rappeler à sa mémoire des souvenirs de calme ou de sentiments élevés, dans un présent requérant la résignation ou le courage, il puisse évoquer l’esprit avec lequel des hommes braves du temps passé ont affronté les mêmes maux. Il tire du passé des pensées sublimes et de nobles émotions, il en tire aussi la force issue de la communion ou de la fraternité. »

Voici ensuite un essai historique assez long, alerte, et accompagné de photographies, « La renaissance du spectacle de marionnettes », qui fait référence à Voltaire, Haydn, Maeterlinck, George Sand et Guignol.

Suivent Histoire Naturelle, une œuvre méditative du naturaliste John Burroughs, une histoire d’amour pleine d’humour Ortie et Digitale (de Marjory Morten) et enfin une sombre analyse, Québec et la conscription, sur la politique canadienne et l’indifférence des Canadiens français quant à l’issue de la guerre.

Après quelques dessins de guerre, un autre long essai de Rose Strunsky (les femmes sont bien représentées parmi les auteurs paraissant dans The Century), Une interprétation de la Révolution Russe. C’est une œuvre optimiste, trop même, vu comme les choses ont tourné. Mais l’auteur avait certainement raison de dire que l’Occident aurait dû mieux comprendre la force « religieuse » des révolutionnaires. « Les gens ne vont pas à la mort pour des réformes politiques » explique-t-elle, « et les Russes sont ‘allés à la mort comme les abeilles volent vers le miel’, ainsi que le disait Tertullien des martyrs chrétiens. La Révolution Russe a vraiment les aspects psychiques de cet ancien martyre. »

Et maintenant un poème d’amour mélancolique qui finit délicatement ainsi :

« j’ai lu dans tes yeux ce matin et j’ai vu que l’espoir est plus fort que la crainte. »

Madame Schuyler Van Rensselaer – non, je n’invente pas le nom de cet auteur prolifique – sur la fondation d’arboretums publics, « Un livre d’œuvres vivant pour les artistes », car ne savons-nous pas que les artistes sont à trouver en extérieur, dessinant et peignant d’après les beautés de la nature ? 

Cela est suivi, ou même rééquilibré par un témoignage à la première personne, « Oh, Average », venu d’un marin de la marine marchande durant la guerre. Comment écrit un marin intelligent ? « Ce serait une fierté pour un homme » dit Nelson Collins, « de mener à bien ce transport de nourriture aux nations assiégées auxquelles il fait confiance et qui dépendent de lui, qui comptent sur lui, même si cette tâche ne consistait qu’en travail, compétence et persévérance dans les urgences ordinaires du transport maritime, s’il a pris des risques avec toutes les protections possibles. » Mais pendant la guerre «  il a couru le plus grand de tous les dangers, le double péril de la mer et de la guerre. »

Suivant « la grue rose », l’histoire d’un échec à la chasse bienvenu, voici un autre essai optimiste, « Les femmes russes et leurs perspectives », dans lequel nous sommes encouragés à visiter la Russie usée par la guerre pour « mesurer la supériorité morale des femmes » qui effectuent les tâches nécessaires « alors que depuis un an les rues, les moyens de transport et les hôtels sont pleins d’hommes désœuvrés en uniforme. »

Ce que deviennent les femmes quand elles abandonnent la foi religieuse, l’auteur ne l’envisage jamais, parce qu’il ne l’a jamais cru possible. Ce qu’elles deviennent quand elles abandonnent le bon sens, il s’en préoccupe, quand il parle des « bataillons de femmes » de l’armée russe, dissous par les bolcheviks :

« Quel homme réfléchi pourrait regarder sans un nœud dans la gorge le pilonnage d’escouades maladroites, les lignes de visages de filles si délicats et peu martiaux, les tenues féminines si peu appropriées à l’exercice militaire !… Si la mode des Amazones s’était répandue sur la ligne de front des deux côtés, un autre pan de notre civilisation se serait émietté. Pensez à l’effet sur les femmes de l’accoutumance à l’usage de la baïonnette ! L’effet sur les hommes de l’habitude de corps-à-corps mortels avec des femmes ! »

Et pour finir un chapitre d’un feuilleton, « Le boomerang » ; un article « La conscription des jardins – la solution à la crise alimentaire » ; une nouvelle humoristique ; quelques poèmes amusants, dont « A une poule traversant la rue », qui s’achève avec ces lignes grandiloquentes, une rêverie quand

« la toute première poule traversa le chemin de la forêt vierge

et quelque Shaw mal dégrossi, probablement arboricole,

fit sursauter la forêt avec le premier pourquoi du monde. »

Pas de sondages, pas de verbiage politique, pas de spéculations sur les démocrates et les républicains, pas de porno, pas d’obscénités, pas de femmes nues s’enduisant de chocolat et appelant ça de l’art, pas d’avertissements aux mineurs, pas de gros titres tonitruants centrés sur le sexe, pas d’âneries sur les « discours de haine », pas de suspense à propos de la Cour Suprême, pas de recommandations préconisant l’intrusion fédérale dans les affaires locales ou familiales, pas de culte de la célébrité ; rien de haineux, de répugnant, de vulgaire, d’impie ou de stupide.

Rien de ce qu’on trouverait imprimé de nos jours dans le New York Times ou le Washington Post. De l’air pur après les miasmes et la raison (même quand les auteurs se trompent) après la folie.


Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Il enseigne à Providence College.

Illustration : Mme Schuyler Van Rensselaer, par William A. Coffin, 1890

source : http://www.thecatholicthing.org/2015/05/20/getting-away-from-it-all/

  1. NDT : The Century Illustrated Monthly Magazine, un magazine mensuel américain