Réexamen des deux vérités - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Réexamen des deux vérités

Traduit par Bernadette Cosyn

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Un Tweet lié au Vatican a provoqué un trouble considérable (NDT :en fait, une suite d’égalités mathématiques dans lesquelles une erreur s’était glissée). Il envisageait que deux plus deux puissent faire quatre en science, mais que la somme puisse être égale à cinq en théologie. Cette « possibilité » du cinq n’est pas nouvelle, ni même étonnante, à part peut-être par sa source. Pas de doute, la théorie des deux vérités sert à quelque chose.

Machiavel a proposé – c’est devenu célèbre – que la liberté humaine grandirait de façon exponentielle si au moins le prince se débarrassait de la distinction entre le bien et le mal. En réalité, il proposait une version de cette théorie qui est généralement associée aux penseurs musulmans Averroes et Al-Ghazali. La vérité politique et la vérité morale sont toutes deux vraies. Nous affirmons qu’on ne devrait pas faire le mal. Mais parfois, il faut le faire. Dans ce cas, le mal devient bien.

La théorie des deux vérités, dans sa forme la plus épurée, soutient que une vérité de la raison et une vérité de la religion ou de la théologie peuvent se contredire l’une l’autre. Mais toutes deux restent vraies. La tradition aristotélicienne soutient que cette situation ne peut pas se produire. L’une est vraie, l’autre est fausse. La raison ne peut contredire la raison, qu’elle soit humaine ou divine.

C’est ce que signifie la raison. Une chose ne peut pas être et ne pas être au même moment, de la même manière et dans les mêmes circonstances. Cela s’appelle « un principe premier ». Il s’appelle ainsi car rien ne peut être plus limpide dont on puisse déduire un principe. Nous affirmons qu’une chose existe. Dans le même temps nous nions implicitement qu’elle soit autre chose que ce qu’elle est.

L’homme ordinaire n’est peut-être pas ébloui par ces réflexions apparemment ésotériques. En vérité, elles sont assez fascinantes. Certains Grecs et Romains de l’Antiquité ont débattu de ces idées, tout comme plus tard les disciples d’Ockham. Les gens qui ont été les premiers à utiliser sur une large échelle la proposition qu’une vérité de raison et une vérité théologique pouvaient se contredire l’une l’autre cherchaient à défendre Allah.

Pourquoi Allah avait-il besoin d’être défendu ? En raison d’un livre qu’il était réputé avoir écrit pour manifester ce qu’il avait en tête. Les hommes qui ont développé ces notions étaient des hommes pieux. Ils étaient suffisamment vifs d’esprit pour voir que, dans un livre proclamé révélé, des affirmations contradictoires étaient faites. Il fallait faire quelque chose pour sauver la réputation du dieu face à d’aussi évidentes incohérences.

La solution à laquelle sont parvenus ces penseurs, expliquée dans le détail, était remarquable. Ils n’ont pas cherché à nier les contradictions. Ils ont dit que Allah pouvait vouloir une chose le mardi et son contraire le mercredi. La dernière déclaration est toujours celle qui engage, mais elle peut changer demain. En pensant à travers un tel filtre, les choses deviennent encore plus compliquées.

Si la volonté d’Allah peut affirmer une chose le mardi et son contraire le mercredi, il pourrait faire de même avec toutes les lois de la nature. Puisque la vérité n’est pas enracinée dans le logos mais dans la voluntas, le seul moyen de savoir si le soleil va se lever demain matin, c’est que ce soit la volonté d’Allah et que nous croyons qu’elle sera telle. Il pourrait décider que le soleil ne se lève pas. Ces présupposés signifient qu’on ne peut compter en rien sur la « nature ».

Dans cette perspective, personne ne fait rien, à l’exception d’Allah. Il est blasphématoire de suggérer autre chose. Si nous faisons fortune un jour et la perdons le lendemain, dans les deux cas c’est la volonté d’Allah. Notre esprit d’initiative n’y joue aucun rôle. Nos compétences ou nos inaptitudes n’ont aucun impact. Il ne peut véritablement y avoir de science dans un tel monde. On ne peut être motivé à étudier la nature si elle peut changer à tout instant.

Il existe une version « chrétienne sécularisée » de cette théorie, particulièrement en philosophie morale et politique. La nature est vidée de toute substance. La différence entre cette version occidentale et la version islamique n’est pas si grande, quand on se penche dessus. Une théorie rend la volonté d’Allah responsable de ce qui se passe, donc quoi qu’il arrive, c’est la volonté d’Allah. L’autre théorie place la volonté dans l’individu, si bien qu’il n’est pas soumis à une nature ordonnée, mais uniquement à sa propre volonté.

La version de Machiavel c’est simplement : « la loi, c’est la volonté du Prince (ou de la démocratie) », pour citer un vieil adage romain sur la loi, cité plus tard par Thomas d’Aquin. Dans un conflit entre la volonté individuelle et la volonté collective, cette dernière gagne presque toujours, comme l’a vu Hobbes.

Pourquoi les théories des deux vérités sont-elles proposées ? Presque invariablement, elles surgissent pour justifier ce que la raison, y compris la raison de la foi, ne peut justifier. Quand une position censée appartenir à la révélation ne peut être justifiée qu’en niant que la Divinité soit menée par la raison, par le logos, nous savons que nous avons affaire au problème des deux vérités.

Finalement, la justification de « l’hérésie » implique toujours, dans sa logique, la négation de la raison. Ou pour l’exprimer autrement, quand nous voyons que ce qui est appelé « révélation » est obligé d’avoir recours à une volonté arbitraire, divine ou humaine, pour se justifier, nous savons que nous avons atteint l’incohérence.

James V . Schall, S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolixes en Amérique.

Illustration : statue de Nicolas Machiavel réalisée par Lorenzo Bartolini, vers 1840 [Florence]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/01/31/the-two-truths-revisited/