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RÊVEURS PRENEZ GARDE

Chronique n° 195 parue dans F.C. N° 1440 – 19 juillet 1974

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Le développement le plus inattendu peut-être de la science des rêves, née il y a moins de vingt ans dans le laboratoire de Nathaniel Kleitman, à l’Université de Chicago, c’est l’étrange lumière qu’elle jette sur le rôle protecteur des songes.

Rappelons d’abord ce que j’écrivais ici dans ma dernière chronique : que le rêve survient non à la surface, mais au plus profond du sommeil ; que loin d’être, selon l’idée de Freud, le « gardien du sommeil », le rêve n’apparaît qu’autant qu’il est devancé et protégé par lui1.

Certes, la période de dissolution de la pensée volontaire qui précède le sommeil ressemble parfois à du rêve. Mais l’électro-encéphalographie montre que c’est une illusion de la demi-conscience. Permettez-moi de rapporter à ce propos un rêve aussi amusant par sa mégalomanie que curieux par le problème qu’il pose.

L’erreur sur les chasseurs

Cette nuit-là, je bavardais avec la reine Elisabeth, lui racontant avec beaucoup de sang-froid comment j’avais gagné la bataille d’Angleterre. De mon récit, aussi long qu’avantageux, je ne rappellerai que le détail intéressant : à un moment, je dis à la reine que, certes, ce fut dur, « car nous n’étions que trois cents chasseurs ». A notre entretien assistait un mien ami anglais du nom d’Osy qui, lui, avait réellement pris part à la bataille d’Angleterre (quant à moi, j’étais à l’école).

À ces mots de trois cents chasseurs, Osy qui jusque-là avait semblé goûter mes vantardises, se renfrogne et me fait de la tête une discrète dénégation. Lancé dans mon récit, je poursuivis avec force détails et épisodes, mais l’esprit dès lors empoisonné d’un doute : quelle bêtise avais-je bien pu dire ? Pourquoi Osy n’était-il pas satisfait de ces trois cents chasseurs ? Je me creusais la cervelle (toujours en rêve), sans cesser de parler, et sans parvenir à deviner où était mon erreur, de plus en plus anxieux et déconcerté.

Enfin, ayant abattu sans conviction mon dernier bombardier allemand, je me tus et interpellai vivement l’ami Osy : tout cela n’était-il pas vrai ? Qu’y trouvait-il à redire ? Et aussitôt, du tac au tac, vint sa réplique: « you nit boy, me dit-il, très grossièrement, trois cents chasseurs, crois-tu que la vieille ne sait pas qu’en réalité il y en avait trois mille ? » Alors (toujours dans mon rêve), je me rendis compte de mon énorme sottise : bien sûr, ils avaient été trois mille, ces chasseurs, et non trois cents ! Comment avais-je pu être assez égaré pour raconter cette histoire à la reine d’Angleterre elle-même ?

Laissons aux spécialistes l’analyse de ce rêve, qui n’a aucune importance, et ne considérons que le problème de fait posé par la simple question que voici : pendant tout le temps où je m’étais creusé la cervelle, qui donc savait que ces chasseurs étaient trois mille et non trois cents ? Comment une création de mon rêve (Osy) avait-elle pu me donner sur-le-champ, quand je la lui avais demandée, une réponse que j’étais incapable de faire à moi-même ?

Il y a dans le fameux rêve de Maury (le rêve le plus célèbre du folklore onirique, trop compliqué pour être rapporté ici)2 une impossibilité de même nature, plus déroutante même, montrant, comme une foule d’autres que chacun pourrait trouver dans sa mémoire, que le souvenir du rêve est très probablement une reconstruction du réveil3.

C’est pourquoi le plus sûr de ce que nous savons du rêve provient pour l’instant de l’expérimentation animale. C’est le rêve animal qui peut-être permet de comprendre un peu le nôtre. Pourquoi, par exemple, le rêve est-il au fond du sommeil ? Jouvet répond : parce que le rêve déconnecte le cerveau d’avec les sens et d’avec les commandes musculaires.

Il constitue donc le moment le plus dangereux de la vie, celui où, par exemple, le lièvre n’entend plus l’aboiement du chien et ne sent plus son odeur.

Ou plutôt, s’il entend le chien et s’il le sent, la perception qu’il en a est transposée dans un monde imaginaire d’où le corps exclu se trouve sans défense.

Et peut-être commençons-nous ici à entrevoir à quoi sert le rêve : à mettre le corps en total repos en le libérant pendant de brèves périodes de l’emprise du cerveau, repos total qui est en même temps celui du cerveau libéré de la servitude du corps4.

Il est évident qu’une telle déconnexion constitue un épisode éminemment dangereux de la vie, puisque celui qui le traverse est livré sans défense à l’hostilité du monde extérieur. D’où la nécessité de le faire précéder par une période assez longue de sommeil sans rêve au cours de laquelle les sens restent en éveil bien que le corps offre à l’ennemi possible l’illusion d’un complet relâchement5.

Un sommeil vigilant

D’où aussi l’avantage d’interrompre ce repos complet du rêve par de longues périodes (chez l’homme quatre-vingt-dix minutes) de sommeil sans rêve, avec les sens en alerte et les muscles prêts à réagir.

Ainsi la physiologie et la science du comportement donnent-elles une première idée de l’utilité du rêve et une première justification de ses structures. Peut-on aller plus loin, en tirer quelques lumières sur la nature humaine ? Je le crois, et dirai prochainement en quoi6.

Aimé MICHEL

Chronique n° 195 parue dans F.C. N° 1440 – 19 juillet 1974


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 30 juin 2014

  1. La présente chronique fait suite à la n° 194, L’archipel du rêve – Quand un savant se demande à quoi rêvent les chats, publiée ici la semaine dernière.
  2. Heureusement nous ne sommes pas aussi limité en longueur sur ce site web que l’était Aimé Michel dans les pages du journal ! Voici donc in extenso, le rêve de Maury, tel qu’il le rapporte dans son livre Le Sommeil et les rêves paru en 1861 :

    « Je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les vilaines figures de cette époque terrible (la Terreur) ; je discute avec eux ; enfin, après bien des évènements, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette au milieu d’un concours immense sur la place de la Révolution ; je monte à l’échafaud ; l’exécuteur me lie sur la planche fatale, la fait basculer, le couperet tombe ; je sens ma tête se séparer de mon tronc, je m’éveille en proie à la plus vive angoisse et je sens sur mon cou la flèche de mon lit qui était tombée sur mes vertèbres cervicales à la façon du couteau de la guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe qui était le point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient déroulés. »

  3. Aimé Michel semble ici accepter la thèse de Maury de la quasi-instantanéité des rêves. De fait cette thèse a eu une fortune considérable et elle est toujours répétée même quand on a oublié son origine. Cependant les observations ultérieures ne l’ont pas confirmée ; elles conduisent à penser que le raisonnement de Maury était erroné, que le stimulus qui l’avait réveillé n’avait pas engendré le rêve et qu’en conséquence toute l’action onirique ne s’était pas déroulée dans le court intervalle de temps entre la perception initiale du stimulus et son réveil (sans parler des critiques du rêve lui-même : voir la note 7 de la chronique n° 71, La science des rêves, mise en ligne le 28.03.2011).

    Ainsi, le professeur Jean Lhermitte, dans son livre Les Rêves (P.U.F., Paris, 1961) résume un rêve rapporté par Clavière dans la Revue philosophique en 1897. Le dormeur s’imagine dans un théâtre forain où un acteur fait une conférence sur les costumes que possède la troupe, quand une sonnerie retentit : « Tenez, dit-il, voilà encore le Bon Marché qui téléphone au sujet d’un costume que nous lui avions commandé ». L’acteur se lève et se dirige vers le fond de la scène pour répondre « lorsque, poursuit Clavière, mon père qui était à mes côtés, monte sur une chaise pour mieux voir et s’écrie : “Eh bien ! il vaut mieux être ici et entendre cela plutôt qu’ailleurs à écouter un sermon sur le péché !” Je tourne les yeux vers lui, j’incline la tête en signe d’assentiment et je me dis à moi-même : “Voilà comment cela arrive souvent dans les troupes foraines.” Aussitôt le dormeur s’éveille et entend sonner son réveille-matin, qui présente cette particularité de sonner à deux reprises : une première fois, quelques coups, et une seconde fois plus bruyamment, exactement vingt-deux secondes après la première sonnerie. Clavière put ainsi établir que l’espace de temps qui sépara les deux sonneries du réveille-matin correspondait assez exactement au temps nécessaire pour franchir la distance de cinq mètres figurée dans le rêve. »

    Les études expérimentales modernes ont démontré de plusieurs façons que les rêves n’étaient pas quasi-instantanés. William Dement, l’un des pionniers de ces études, qui cite le rêve de Maury dans son livre Dormir, rêver (Seuil, 1981), montre qu’en réalité, si des stimuli peuvent modifier le cours d’un rêve, ils ne peuvent pas l’engendrer et que les rêves ont une durée qui correspond à l’impression subjective du rêveur, du moins s’ils ne durent pas plus de 15 minutes (au-delà, le dormeur en perd le souvenir). Il rapporte trois expériences à l’appui de cette conclusion :

    « En 1957, dans une étude poursuivie au laboratoire de Kleitman, nous comparâmes le nombre de mots de 126 récits oniriques avec la longueur, soigneusement mesurée, des périodes paradoxales correspondantes, à l’issue desquelles les sujets avaient été réveillés. Nos résultats montrèrent une corrélation certaine entre la durée des périodes paradoxales et le nombre de mots des récits. »

    En second lieu, dans des essais similaires, les expérimentateurs réveillèrent les sujets au bout de cinq ou quinze minutes de sommeil paradoxal et leur demandèrent d’en indiquer la durée en se fondant sur leurs souvenirs oniriques. Leur estimation fut correcte dans 92 cas sur 111.

    Enfin, ils eurent recourt à une autre méthode consistant à projeter sur le sujet en train de rêver un mince jet d’eau froide à l’aide d’une seringue hypodermique. Puis ils le laissèrent encore dormir quelques minutes avant de le réveiller pour lui demander de raconter son rêve. Dans dix cas le stimulus avait été « incorporé » dans le rêve et dans ces dix cas « la durée de l’action onirique parut correspondre à celle d’une même action qui se serait déroulée dans la réalité en un même laps de temps. »

  4. La fonction du rêve selon Aimé Michel serait donc de libèrer le corps de l’emprise du cerveau et le cerveau de la servitude du corps. Cette hypothèse, somme toute assez naturelle, semble originale car je ne l’ai lu nulle part sous la plume de Jouvet ou Dement (voir la liste des théories sur la fonction du rêve en note 6 de la chronique de la semaine dernière). Toutefois, les neurophysiologistes la trouveront sans doute incomplète car elle ne répond pas à leur souhait de préciser ce qui est modifié dans l’encéphale au cours du rêve alors qu’il est « isolé » du monde extérieur (l’expression est de Jouvet).

    En fait, elle incite à réfléchir dans une toute autre direction qu’Aimé Michel développe dans le dernier chapitre de son livre Le mystère des rêves (encyclopédie Planète, Paris, 1965). Il y écrit : « Le rêve (…) serait la pensée du cerveau quand il fait ses gammes en toute liberté, affranchi des limitations et des nécessités imposées par la manœuvre du corps au sein du milieu physique. Le souvenir du rêve inspirerait les essais et les tentatives de la pensée vigile. (…) Notons que, si nous poussons un peu notre hypothèse, il va falloir expliquer aussi pourquoi le rêve assurerait ce rôle de terrain d’essai de la pensée. A cette question, on peut donner une réponse strictement matérialiste et mécaniste : il n’assume aucun rôle. Mais le cerveau étant ce qu’il est – c’est-à-dire provenant de tel processus évolutif que l’on voudra –, il ne peut que faire plus quand il est moins asservi, c’est-à-dire quand le sommeil le déconnecte du corps. Objection : pourquoi ferait-il plus, plutôt que n’importe quoi ? Réponse : peut-être fait-il n’importe quoi, y compris le plus, retenu à travers le souvenir par la pensée vigile de préférence au quelconque, comme en témoigne ce livre » (qui rapporte les rêves significatifs, comme celui, très célèbre, du chimiste August Kékulé dont le serpent se mordant la queue vu en rêve l’aida à comprendre la structure hexagonale de la molécule de benzène).

    Cette façon de voir est en bon accord avec celle de Jouvet quand il écrit ceci : « il est possible que chez l’homme le rêve joue également un rôle prométhéen moins conservateur [que celui de la part héréditaire de notre personnalité, voir note 6 de la chronique de la semaine dernière]. En effet, grâce aux extraordinaires possibilités de liaisons qui s’effectuent dans le cerveau au moment où les circuits de base sont programmés, pourrait alors s’installer un jeu combinatoire varié à l’infini – utilisant les évènements acquis – et donnant naissance aux inventions des rêves, ou préparant de nouvelles structures de pensée qui permettront d’appréhender de nouveaux problèmes. » (Le sommeil et le rêve, Odile Jacob, Paris, 1992, p. 60).

    Un rêve significatif de Jouvet illustre cette thèse. En novembre 1961 il se réveille brusquement après un rêve qui lui révèle « le secret des mécanismes du sommeil paradoxal (…) caché sous le sigle “Dimple” qui brillait d’une très belle couleur bleu azur dans le ciel noir. » Obsédé par ce rêve, il remarque quelques semaines plus tard une publicité pour le whisky Dimple, ce qui ne l’éclaire guère, jusqu’à ce qu’une amie lui rappelle que dimple signifie fossette sur la joue ou le menton (la bouteille de whisky Dimple présente d’ailleurs de telles fossettes). Seulement voilà, il n’y a point de fossettes dans le tronc cérébral sur lequel porte alors les recherches de Jouvet. L’année suivante, lors d’une visite au Japon, un histochimiste réputé auquel il raconte son rêve lui montre un article dans lequel certains neurones du tronc cérébral sont colorés en noir. Il reconnait dans deux tâches noires symétriques ses « fossettes » et apprend qu’il s’agit du locus coeruleus (« lieu bleu » en latin), le fameux dimple bleu de son rêve ! De retour à Lyon il localise cette zone minuscule et s’emploie à la détruire par coagulation. C’est le point de départ de ses remarquables découvertes sur la suppression de l’atonie musculaire et des comportements oniriques (voir note 2 de la chronique de la semaine dernière) ! En un sens ce rêve d’apparence prémonitoire est plus singulier que celui de Kékulé à moins de supposer qu’il s’agit d’un cas de double cryptomnésie : Jouvet aurait entendu parler de ce locus coeruleus au cours de ses études par exemple puis l’aurait oublié et aurait également vu la publicité sur le whisky Dimple puis l’aurait également oubliée. Le rêve aurait associé ces deux souvenirs à l’occasion de sa recherche en cours sur le rôle du tronc cérébral dans le sommeil.

  5. Cette présentation d’Aimé Michel est en parfait accord avec celle de Jouvet : « le rêve existe et semble avoir été inventé par l’évolution en même temps que l’homéothermie puisqu’on l’observe chez les oiseaux mais non chez les amphibiens ou les reptiles ; on comprend mal comment le rêve peut constituer un avantage évolutif dans la mesure où il correspond à l’état où l’animal est le plus vulnérable : l’état de rêve est en effet le moment le plus dangereux du cycle à trois temps éveil-sommeil-rêve puisque le cerveau ferme la porte au milieu extérieur, et donc à d’éventuels dangers, pour s’ouvrir à un programme endogène. Le fait que seuls les homéothermes rêveurs aient survécu est un mystère qu’il faudra résoudre pour progresser dans l’établissement des modèles plus perfectionnés du cerveau. » (p. 80). « Dans les conditions habituelles, le sommeil paradoxal ne survient jamais au cours de l’éveil. Il doit donc être préparé ou initié par une phase préalable de sommeil à ondes lentes. Les mécanismes de cette “étape préparatoire“ sont complexes mais on en connaît les grandes lignes. Il faut d’abord que l’éveil cesse, c’est-à-dire que, dans le cerveau, le système d’éveil ne soit plus excité. Cela suppose d’abord qu’il n’y ait pas de danger immédiat et, par conséquent, que les télérécepteurs auditifs, olfactifs et visuels ne soient pas alertés par les signaux venant de prédateurs éventuels et que les propriorécepteurs de la douleur ne soient pas excités. » (p. 85). (Jouvet appelle « télérécepteurs » les organes sensoriels qui informent l’organisme à distance sur le monde extérieur et « propriorécepteurs » ceux qui l’informent sur son monde intérieur.)
  6. Aimé Michel est effectivement revenu sur ce que le rêve apprend sur la nature humaine dans une chronique publiée le mois suivant, n° 198, Quand le cerveau se déconnecte. Nous la mettrons en ligne dans quelques semaines.