QUAND LE CERVEAU SE DÉCONNECTE - France Catholique

QUAND LE CERVEAU SE DÉCONNECTE

QUAND LE CERVEAU SE DÉCONNECTE

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Mourir, dormir, « rêver peut-être » 1 : plus on avance dans la science des rêves, et plus on a des raisons de penser que derrière nos fantasmes nocturnes se cache un des secrets de notre condition, une porte jusqu’ici fermée, mais qui s’entr’ouvre (a).

Rappelons les récentes découvertes les plus importantes 2 :

– Le rêve survient au plus profond du sommeil, quand l’activité volontaire et les centres sensoriels sont déconnectés du corps ;

– Cette apparition est cyclique : elle se produit environ toutes les quatre-vingt-dix minutes chez l’homme ; elle dure de cinq à vingt minutes ;

– Au cours de l’évolution biologique, pendant les millions d’années, l’importance du rêve semble grandir en même temps que celle de la pensée ; elle culmine chez l’homme.

Ces faits impossibles à deviner avant l’usage de l’électroencéphalographie sont énigmatiques : pourquoi, se demande-t-on, en est-il ainsi ?

La supériorité du carnivore

Remarquons d’abord le soin qu’a pris la nature de protéger l’animal en train de rêver. Elle cache cette activité, elle la fait précéder d’une totale perte de conscience au cours de laquelle le corps reste néanmoins en « alerte inconsciente » (c’est ce qu’on appelle le sommeil profond). De plus, le rêve est découpé en tranches inégales de plus en plus longues, comme si la nature avait voulu n’engager le risque que progressivement : le rêve du premier cycle ne dure que cinq minutes environ, et les vingt minutes ne sont atteintes qu’au cours des cycles de la deuxième partie de la nuit.

À quelles nécessités répond ce plan ? Disons que, pour l’instant, on n’en sait rien. Cependant, il faut reconnaître qu’il limite les dangers provenant de l’environnement hostile, puisque le dormeur commence par ne se déconnecter que pendant de brèves périodes. Faut-il rapprocher cela du fait que les herbivores rêvent beaucoup moins que les carnivores, les proies moins que leurs prédateurs ? Les gazelles rêvent-elles moins que le lion, parce que, plus constamment menacées, elles ne peuvent pas s’offrir ce luxe ?

Mais alors, une autre remarque s’impose, frappante celle-là : les performances intellectuelles des espèces carnivores sont régulièrement supérieures, et il s’agit là d’une règle générale. On sait que beaucoup de paléontologistes font commencer le processus d’hominisation accélérée au moment où nos ancêtres animaux, d’abord frugivores et arboricoles, commencèrent à changer de régime et à affronter pour leurs chasses le terrain découvert. On a beaucoup spéculé sur le sens symbolique de ce choix initial où le sang commença de couler. 3

Ces spéculations sont passionnantes sans doute. Pourtant n’oublions pas que le gorille, dont Jane Van Lawick a récemment décrit les atroces festins J4, n’en est pas moins resté gorille ! Mais le fait est que les premiers primates résolument humains, même s’ils ne comptent pas parmi nos ancêtres, sont déjà carnivores.

Les études du rêve viennent ajouter ce fait nouveau que le carnivore dort davantage et rêve plus. Le lion, par exemple, dévore une proie tous les quatre ou cinq jours et consacre le reste du temps à de longues siestes.

À ce point de notre réflexion, nous pouvons nous interroger sur les causes et les fins. Est-ce pour avoir plus de temps à consacrer au repos et au rêve qu’une lignée évolutive s’oriente vers le régime carnivore ? Se met-elle au contraire à rêver davantage parce que, devenant carnivore, elle en a de plus en plus le loisir ? Nous touchons là peut-être l’un des moteurs matériels de l’hominisation : l’apparition de la pensée libérée du corps passe par le régime carnivore.

Le psychique et le spirituel

L’autre aspect du problème : pourquoi cette nécessité du rêve ? introduit à de tout aussi curieuses remarques. On a souligné que la déconnexion du corps d’avec le cerveau permet le repos complet du corps, puisque c’est à ce moment-là que disparaît le tonus musculaire. C’est vrai. Mais si le repos du corps était le seul but, pourquoi cette activité cérébrale au moment de la déconnexion, activité si intense, si soudaine à l’électroencéphalographe, que Jouvet lui a donné le nom de « sommeil paradoxal » ? Pourquoi le cerveau ne se reposerait-il pas lui aussi totalement quand le corps se repose totalement ? Question sans réponse et qui touche sans doute au fond le plus secret de notre nature. Quelle qu’en soit la raison, quand le corps se repose, la pensée se suractive. Les hypothèses ne manquent pas. La plus simple est, sans doute, trop simple : on suppose que le rêve permet la déconnexion en fournissant un substitut illusoire, une cause irréelle aux stimulations en provenance des sens. Je veux dire par là que si je ne rêvais pas que je bois, la soif m’éveillerait. Je rêve que je commande un bon demi panaché et n’ai donc plus aucune raison de tirer mon corps du repos où il se trouve pour le conduire au plus proche bar.

Cette explication n’est guère satisfaisante, car une telle fonction n’exigerait que des rêves grossiers, purement sensoriels. À quoi serviraient ces fantasmagories qui nous visitent chaque nuit ? 5 J’ai eu souvent des rêves d’une richesse poétique sans mesure commune avec mes acrobaties conscientes. J’étais visité par plus que moi-même, ébloui, écrasé 6

M’éveillant alors, je n’avais besoin d’aucune réflexion pour savoir que l’inconnu sans borne ne cesse jamais d’être là, présent en nous, ou tout proche et que, comme Valéry, « ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes » 7

Les Anciens disaient que le sommeil libère l’âme. Il ne faut certes pas confondre le psychique et le spirituel, mais les Grecs étaient certainement sur ce point plus proches de la vérité que le scientisme moderne. Si les espèces vivantes rêvent à proportion qu’elles sont intelligentes, il doit bien y avoir une raison.

Aimé MICHEL

(a) Voir mes précédentes chroniques sur la science des rêves.

Chronique n° 198 parue dans F.C. – N° 1443 – 9 août 1974. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 213-215.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 28 juillet 2014

  1. Hamlet, III, 1, 65.
  2. Aimé Michel résume ici les trois conclusions principales de ses précédentes chroniques sur le rêve, notamment les n° 194, L’archipel du rêve – Quand un savant se demande à quoi rêvent les chats (23.06.2014) et n° 195, Rêveurs prenez garde – Le rêve libère le corps de l’emprise du cerveau et le cerveau de la servitude du corps (30.06.2014).

    Il a présenté par ailleurs le détail de ces découvertes, auxquelles sont attachés les noms de Dement, Kleitman et Jouvet, dans le livre Le mystère des rêves, Planète, 1965 (dont la seconde partie est la traduction d’un livre de W. Moufang et W.O. Stevens sur les rêves prémonitoires). On peut le compléter aujourd’hui par la lecture des livres de Claude Debru (Neurophilosophie du rêve, Hermann, 1990), Michel Jouvet (Le sommeil et le rêve, Odile Jacob, 1992 ; De la science et des rêves, Odile Jacob, 2013), sans négliger le travail de Stephen LaBerge (Le rêve lucide : le pouvoir de l’éveil et de la conscience dans vos rêves, Oniros, Ile Saint-Denis, 1991) qui démontre pour la première fois, au moyen de techniques objectives, la réalité des rêves lucides.

  3. Aimé Michel fait ici allusion, entre autres, aux livres de Robert Ardrey (1908-1980) : Les enfants de Caïn (African Genesis, 1961), L’impératif territorial (The Territorial Imperative, 1966), La loi naturelle (The Social Contract, 1970), Et la chasse créa l’homme (The Hunting Hypothesis, 1976), dont les deux premiers eurent beaucoup de succès en ces années-là. Selon Ardrey, nos ancêtres du miocène et du pliocène ont survécu à la sécheresse, qui étendit la savane au détriment de la forêt, en devenant des chasseurs carnivores. De là les tendances agressives, meurtrières et guerrières de l’espèce humaine.
  4. Jane van Lawick-Goodall est le premier être humain à avoir approché des chimpanzés dans la nature (non des gorilles à ma connaissance) : il lui fallut deux ans pour les habituer à sa présence, les voir de loin puis les approcher progressivement sans les perturber à 100 mètres, puis 50, puis 10, enfin moins d’un mètre. Elle fut ainsi en mesure de décrire en détail leur comportement si complexe et jusque-là si méconnu, y compris leur violence qu’elle eut du mal à accepter avec ses infanticides, son cannibalisme et ses guerres de territoire.
  5. On ne s’étonnera pas qu’Aimé Michel ne réponde finalement pas à la question qu’il pose sur la fonction du rêve, question trop vaste qui ne pourra sans doute pas recevoir une réponse unique et simple (on trouvera quelques éléments de discussion dans la chronique précédente n° 195). Mais, comme souvent dans ces chroniques les questions sont plus importantes et plus durables que les bribes de réponses qu’on peut tenter de leur apporter.
  6. Aimé Michel souffrait d’insomnie ce qui peut expliquer en partie la fréquence de ses rêves marquants qu’il signale ici et ailleurs, peut-être parce qu’il se réveillait et pouvait ainsi s’en souvenir. Ces vives expériences nocturnes ont sans doute beaucoup contribué à sa conviction que notre pensée et nos souvenirs conscients ne sont qu’un fragment des profondeurs psychiques qui nous habitent.

    Bien entendu nous faisons tous sans y prêter attention l’expérience des extraordinaires facultés qui se manifestent pendant nos rêves. Ainsi nous créons parfois des paysages d’une beauté qui excède nos capacités imaginatives et dons artistiques habituels et nous mettons en scène des personnes dont nous voyons les visages alors que nous sommes incapables de nous les remémorer aussi précisément à l’état de veille.

    On trouve dans le livre classique de Maury Le Sommeil et les rêves (1861, voir la chronique n° 71, La science des rêves, 28.03.2011) plusieurs exemples de ces rêves révélateurs de nos facultés cachées :

    « J’avais, il y a maintenant dix-huit années, passé la soirée chez le peintre Paul Delaroche, écrit Maury, et j’y avais entendu de gracieuses improvisations sur le piano d’un habile compositeur, M. Ambroise Thomas. Rentré chez moi, je me couchai et demeurai longtemps sans pouvoir m’endormir ; à la fin, le sommeil me gagna, et voilà que j’entends comme dans le lointain plusieurs des jolis passages qu’avaient exécutés les doigts brillants de M. Ambroise Thomas. Notez que je ne suis pas musicien et que j’ai la mémoire musicale peu développée. Je n’eusse certainement pu me rappeler à l’état de veille de si longs morceaux. »
    Voici un autre exemple de performance onirique raconté par Maury : « J’ai passé mes premières années à Meaux et je me rendais souvent dans un village voisin, nommé Trilport, situé sur la Marne, où mon père construisait un pont. Il y a quelques mois je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans ce village de Trilport ; j’aperçois un homme, vêtu d’une sorte d’uniforme, auquel j’adresse la parole, en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C…, qu’il est le garde du pont, puis il disparaît pour laisser place à d’autres personnages. Je me réveille avec le nom de C… dans la tête. Etait-ce là une pure imagination, ou y avait-il à Trilport un garde du nom de C… ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père, et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C…, elle me répond aussitôt que c’était un garde du pont de la Marne quand mon père construisait un pont. Très certainement je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait comme révélé ce que j’ignorais. »

    En marge de la chronique n° 195, L’archipel du rêve, j’ai résumé un rêve encore plus extraordinaire du Pr Michel Jouvet qui pourrait s’expliquer par de telles cryptomnésies à moins qu’il ne s’y mêle des éléments réellement prémonitoires.

  7. Cette citation se trouve dans le Monsieur Teste (Gallimard), portait d’un homme : « Il a des paroles inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de stupidités l’existence d’une personne raisonnable. Nous ne pensons jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées, et que notre plus grand mérite devant Dieu sera d’avoir essayé de nous arrêter sur quelque chose de plus solide que les babillages, même admirables, de notre esprit avec soi-même. »

    Paul Valéry écrivit une première version de Monsieur Teste en 1896, à 25 ans, qui parut dans une revue de l’époque. Il l’augmenta de fragments nouveaux par la suite, d’abord en 1926 puis en 1946 pour aboutir au roman que nous pouvons lire aujourd’hui. Il est difficile de ne pas voir dans ce portrait de M. Teste, tout entier tourné vers la maîtrise de sa pensée, celui de Valéry lui-même.