Mais maintenant je vois - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Mais maintenant je vois

Traduit par Antonia

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J’ignore à peu près tout du droit canon, mais j’ai comme l’impression qu’on n’y trouverait pas l’autorisation d’entrer dans un confessionnal avec un « mouchard ». Pourtant, j’aurais aimé en avoir un quand, au moment où je le quittais, mon confesseur m’a débité une litanie réconfortante de tous les bienfaits que l’absolution m’avait apportés, en concluant (je cite de mémoire) : « Votre vision est désormais claire ».

Il ignorait que je venais d’être opéré de la cataracte, comme, par une sorte de coïncidence, plusieurs rédacteurs et lecteurs de The Catholic Thing au cours des derniers mois. Dans mon cas, le trouble de ma vision était dû à un traitement vieux de deux ans pour un décollement de la rétine, affection qui, si elle n’est pas soignée, peut immédiatement vous rendre aveugle. Ma vision était donc bien meilleure au sens propre et au sens « spirituel ».

Cette deuxième dimension relève pour moi seulement de le foi, car l’amélioration de la vision spirituelle est un processus bien plus long – oui, bien plus long – qu’une opération de la cataracte qui dure quinze minutes. (Je vous renvoie au Purgatoire de Dante et à tous les autres grands écrivains spirituels).

Dans ma jeunesse, je suis passé par une période d’engouement pour Ezra Pound (qui n’est pas l’un des grands écrivains spirituels). J’ai lu tous les écrits de ce vieil Ezra sur lesquels j’ai pu mettre la main, y compris sa traduction des Entretiens (ou Analectes) de Confucius où j’ai remarqué ces lignes :

A quinze ans, ma volonté était tendue vers l’étude ; à trente ans, je m’y perfectionnai ; à quarante ans, je n’éprouvais plus d’incertitudes ; à cinquante ans, je connaissais le décret céleste ; à soixante ans, je comprenais, sans avoir besoin d’y réfléchir, tout ce que mon oreille entendait ; à soixante-dix ans, en suivant les désirs de mon cœur, je ne transgressais aucune règle. (Traduction de Séraphin Couvreur).

Etant donné qu’à l’époque je croyais déjà tout savoir, j’ignore pourquoi cette citation m’est restée en mémoire. Mais c’est un fait, et elle est devenue de plus en plus mystérieuse avec le temps. Pensez un peu : l’un des plus grands sages de l’une des plus grandes civilisations du monde alors à son apogée explique qu’il lui a fallu cinquante ans pour connaître le décret céleste, dix ans de plus pour être prêt à l’entendre, et dix ans de plus encore pour pouvoir le respecter. C’est contraire à l’esprit américain.

J’aimerais me dire que je peux suivre le parcours de K’ong-fou-tseu, son nom honorifique avant qu’au XVIe siècle des jésuites (selon certains récits, Matteo Ricci en personne) ne lui donnent une forme latine. Mais le temps presse, et entendre le décret céleste – et à plus forte raison le respecter – se heurte à des habitudes invétérées, avant même que nous en venions à la question du péché.

Pourtant il n’est pas simple d’entendre ou de voir. Dans la lettre encyclique Lumen Fidei les papes François et Benoît) élucident quelques-unes des difficultés et des différences. Par exemple : « La foi est liée à l’écoute. Abraham ne voit pas Dieu, mais entend sa voix ». Si bien que ce que voit ensuite Abraham dépend de ce qu’il a d’abord entendu.

Pour les esprits modernes – quelle que soit l’époque – c’est là que gît le problème. Comment pouvez-vous vous fier, vous fier totalement à quelque chose que vous ne pouvez pas « voir » au sens ordinaire du verbe, et encore moins au sens ésotérique. Pour le siècle des Lumières la lumière de la Foi n’était que ténèbres. Mais comme même des critiques laïques du rationalisme des Lumières le soutiennent à présent, ce sont ceux qui nient toute autre manière de voir qui pourraient avoir un vrai problème.

Quand vous commencez à rencontrer les difficultés que ce type de vision soulève, l’envie peut vous prendre de renoncer. Nous sommes tous un peu semblables au héros de Retour à Brideshead, Charles Ryder, qui quitte en hâte la maisonnée catholique des Marchmains : « Désormais je vis dans un monde tridimensionnel à l’aide de mes cinq sens ». Mais Ryder était un peintre, et un vrai peintre ne peut se contenter de voir le monde comme s’il était une caméra et le monde une immense nature morte.

C’est pourquoi il continue : « J’ai appris depuis qu’un tel monde n’existe pas, mais alors, tandis qu’au tournant la maison n’était plus visible, je pensais qu’il n’y avait pas à le chercher, mais que ce monde était tout autour de moi au bout de l’avenue ». [livre II, chapitre 1e]

Tel est le monde que William Blake oppose à la vision réaliste 1  :

A présent je vois d’une vision quadruple

Et une vision quadruple m’est donnée

Quadruple elle est dans ma joie suprême

Triple dans la douce nuit de Beulah2

Et double toujours. Mais Dieu nous préserve

De la vision unique et du sommeil de Newton.

Ce monde de Newton, un monde de masses et de forces, dans lequel toutes les choses, y compris les choses humaines, rebondissent les unes contre les autres comme des boules de billard sur une table nous captive encore, bien qu’il ne soit plus une image fidèle de l’univers, même pour la science.
Et pourtant la vue et l’ouïe sont des phénomènes surprenants. Dans l’Evangile de saint Jean, le Verbe qui existait au commencement, une réalité déjà incompréhensible pour nous, affirme un peu plus tard : « Celui qui m’a vu a vu le Père ». Dans son Commentaire du Credo, Saint Thomas d’Aquin soutient que le Verbe de Dieu est comme une parole demeurant dans nos esprits qui n’est entendue et perçue que de nous. Le Verbe incarné est comme une parole écrite qui peut être vue par tous.

Tout au long du Nouveau Testament, les apôtres demandent aux gens d’entendre ce qu’ils disent, à savoir ce qu’ils ont vu ou même touché : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons » 1re Epître de Saint Jean.

Et si nous ne sommes pas déjà bouleversés, Lumen Fidei nous dit que l’origine de la lumière qui nous permet de voir des choses auparavant insoupçonnées est le Verbe que nous avons entendu, qui ne vient pas seulement vers nous du passé et éclaire le présent, mais s’ouvre aussi vers l’avenir, une espèce de memoria futuri paradoxal qui oriente notre marche dans le temps et « Nous montre le chemin de l’avenir ».

Nietzsche a dit un jour à sa sœur que la foi était le partage de ceux qui voulaient le bien-être, mais que la recherche était pour ceux qui voulaient la vérité. Peut-être dans son milieu, à son époque. Mais entendre, voir, toucher, suivre le chemin, toutes ces opérations – si familières et pourtant si mystérieuses – prennent un sens nouveau si nos yeux sont ouverts.
Photographie Le Christ en silence par Odilon Redon (1897)

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/01/18/now-see/

Illustration : «Christ en Silence» par Odilon Redon (1897)


Le titre de cet article est à comprendre par référence à l’hymne très populaire aux Etats-Unis (aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, Amazing Grace  (I was blind but now I see).

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Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président du Faith & Reason Institute de Washington (D.C.) Son dernier ouvrage, The God That Did Not Fail : How Religion Built and Sustains the West, est à présent disponible en livre de poche (Encounter Books).

  1. Poème figurant dans une lettre à Thomas Butts du 22 novembre 1802.
  2. En hébreu « épousée », nom donné parfois à Jérusalem. Ce mot désigne un paradis terrestre pastoral, un endroit idéalisé sans conflit, une image du ciel ou de l’éternité où tout est en paix, mais chez Blake c’est plutôt une tentation pour échapper aux exigences de l’éternité.