Liturgie : l'agenouillement - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Liturgie : l’agenouillement

Traduit par Bernadette Cosyn

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Le roi, déguisé en mendiant, est assis dans la grande salle de sa maison. Il a été absent durant vingt ans. ll tient à la main un arc puissant, apparemment pour un jeu. Qui peut tendre cet arc et tirer une flèche droit à travers l’axe d’une rangée de haches, sans rater la cible ?

Personne d’autre dans la maison n’a la force ni l’adresse. La maison a été envahie par les prétendants, au nombre de 108, désirant la main de sa femme. Ils ont bu ses vins, dévoré ses troupeaux, débauché ses servantes et comploté le meurtre de son fils. Ils ont passé cette dernière journée, tantôt en donnant du pain et de la viande au mendiant, tantôt en le maltraitant, en le maudissant, en lui jetant des projectiles et en menaçant de le livrer au navire d’un barbare qui castre ses prisonniers. Ca ne va pas être un bon jour pour les prétendants.

Ulysse monte l’arc d’un geste puissant et élégant, il frappe la corde du pouce, et elle chante tel un oiseau. Le geste est parfait. Ulysse adresse une prière au dieu archer Apollon, et envoie une flèche qui vole droit à travers les cibles, un tir parfait. Les prétendants sont médusés, mais ils restent aveugles à leur destin, rugissant de rires et de chansons. Ils continuent à banqueter.

Alors Ulysse dit : « j’ai une autre flèche, et je supplie Apollon de m’assister, car je tente une cible jamais atteinte jusqu’ici. » Il bande l’arc et projette la mort empennée dans la gorge du meneur du groupe, Antinoüs, alors qu’il lève une coupe de vin vers ses lèvres. Cible parfaite, moment parfait.

Plus tard cet après-midi là, alors que les prétendants morts jonchent le sol, Ulysse s’approche d’un homme recroquevillé dans un coin. C’est l’aède aveugle, Phémios. Il s’agenouille devant le roi, le saisit aux genoux, suppliant pour sa vie, car il a été forcé de chanter pour les prétendants, bien que haïssant leurs mauvaises manières.

« Epargne le brave aède, père » dis Télémaque, le fils d’Ulysse. « Il dit vrai. »

Phémios adopte la posture du suppliant, littéralement : il tombe à genoux. Quand nous supplions notre Seigneur, nous nous agenouillons. C’est aussi naturel que de sourire ou de prendre quelqu’un par la main. Nous nous faisons petits. Nous reconnaissons notre impuissance. « A moins d’accepter le royaume de Dieu comme un petit enfant, dit Jésus, vous n’y entrerez pas. » Le linteau de ce royaume est bas. Nous devons être vidés de nous-mêmes pour être rempli de Dieu.

Le langage corporel n’est pas totalement arbitraire. Nous ne pouvons pas dire : « nous allons nous tenir sur un pied, l’index pointé vers le nez et cela signifiera que nous aspirons au parfum de la grâce. » Personne ne comprendrait cela. Nous n’y pourrions croire nous-mêmes. Nous ne pouvons pas dire : nous allons adorer Dieu affalés sur le banc d’église, bras et jambes étalés. Ca ne marche pas.

Nous ne pouvons pas dire : « nous allons mettre l’accent sur la saintenté de l’Eucharistie que nous sommes sur le point de recevoir en vadrouillant dans les allées pour faire un brin de causette avec nos amis. » Nos corps contrediraient l’intention supposée. L’accentuation serait au mieux imaginaire. Nous ne la trouverions pas dans nos pulsions.

Dans le diocèse où nous passons l’été, il a été enseigné aux fidèles de s’agenouiller uniquement durant la première partie de la consécration. Quand ils reviennent de la communion, ils doivent rester debout jusqu’à ce que tous les communiants soient revenus à leur place. Alors, invariablement, ils s’assoient. Il n’y a pas de prière silencieuse à genoux. Cette attitude est censée souligner la « communauté » des croyants.

Je me suis batttu pour mettre sur le papier une idée qui m’est venu du livre du père Aidan Nichols : Regarder la liturgie. Quel sorte de prêtre ou de prélat a pensé qu’il était bon de recouvrir d’une couche de chaux les peintures des saints ? D’ôter les maîtres-autels ? De jeter les statues à la décharge ? De transformer en gravats les bancs de communion ? De renoncer à la soutane ? D’effacer la langue hiératique ? D’envoyer aux oubliettes de la mémoire les anciennes prières écrites par Saint Ambroise et Saint Thomas d’Aquin ? D’enlever les bancs d’église décorés de fleurs et d’oiseaux, ces bancs scultés par ceux-là mêmes qui ont bâti l’église ?

Et ce n’est qu’un aperçu. Laissons aux démolisseurs le bénéfice du doute. Admettons qu’ils croient réellement que les murs blancs ne donnent pas une allure d’entrepôt. Admettons que les évêques du Canada croient que les gens, âgés pour beaucoup d’entre eux, se tenant là debout et regardant les autres gens debout autour d’eux, vont penser à la communauté et non au moment béni où ils pourront enfin s’asseoir. Que puis-je conclure d’autre, sinon qu’ils sont comme des daltoniens devant un Monet, des sourds devant un choral de Bach, ou des rustres portant des tennis à un mariage ou des maladroits dans un magasin de porcelaine ?

Ce sont des défauts innés. Ce n’est pas un péché d’être daltonien. Mais est-ce bien tout ? Des gens hyper-instruits, protégés de longue date des nécessités de la vie, préservés de labourer, semer, creuser, scier, coudre, blanchir, repasser, faucher, ces gens sont plus susceptibles de prôner des abstractions artificielles et plus dédaigneux des gestes du corps que comprennent bien les gens qui travaillent de leurs mains, avec tout leur corps. Toute la scène du poème d’Homère, chaque action bien à sa place, serait pour eux une suite d’actions arbitraires.

Les prétendants étaient malfaisants, mais ils aimaient toujours la bonne chère, le bon vin et les chants. Ils ont laissé debout la maison d’Ulysse. Nos ravageurs sont peput-être des saints ou des démons, mais tant qu’il est question d’églises et de liturgies, nous nous en serions mieux sortis avec des marins ivres.

C’est un combat que nous devons continuer à mener. C’est facile de passer à la chaux, plus difficile de restaurer ce qui a été masqué par la chaux. Il est aisé de se débarrasser de prières, mais malaisé de leur redonner une place d’honneur; C’est facile de se tenir debout, comme dans la file chez le traiteur, mais difficile d’apprendre à nouveau les gestes de l’humilité. Une génération peut ruiner ce que des siècles ont construit. Cela prendra plus d’une génération pour rebâtir sur les ruines.


Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain.

illustration : Ulysse massacrant les prétendants, par Bela Cikos Sesija, en 1920

Source : http://thecatholicthing.org/2014/12/16/liturgy-bended-knee/