Les temps sont désarticulés - France Catholique
Edit Template
Van Eyxk, l'art de la dévotion
Edit Template

Les temps sont désarticulés

Traduit par Isabelle

Copier le lien

Deux femmes tout à fait intelligentes, sont venues cette semaine, indépendamment l’une de l’autre ; l’une est une infirmière hospitalière confirmée, spécialisée dans les maladies exotiques ; l’autre est, de longue date, une spécialiste en éducation, et a de vastes intérêts artistiques. Deux personnalités très différentes, mais ayant exprimé de façon étrangement semblable, et sans provocation, leur profonde détresse devant le fait qu’elles ne « comprenaient plus rien à rien ». Elles ne comprenaient plus l’Amérique ni le président, ni l’Eglise, ni le pape, ni le monde et sa descente apparente vers un désert culturel et un chaos social.

Mes amis « intellectuels » parlent tout le temps de cela, sans faire grand-chose pour y remédier – mais pour être honnête, c’est difficile de savoir quoi faire. En tous cas, une seule chose est convenable : on ne devrait pas parler abondamment de ce qu’il faut faire, à moins de faire soi-même quelque chose. L’italien a un mot (créé à partir du Hamlet de Shakespeare) – « amletico » – pour désigner le genre de personne narcissique qui se livre à des soliloques éloquents, autocentrés et moralisateurs, mais ne fait jamais rien vraiment soi-même.

Je prends plus au sérieux le témoignage de ces deux femmes intelligentes que cela ferait rire de s’entendre traiter d’intellectuelles. Elles ne prétendent pas avoir les réponses, mais reflètent le profond malaise que beaucoup de gens « normaux » éprouvent ces temps-ci. Les paroles rassurantes du président ou du pape – qui tous les deux semblent parfois étrangement insensibles face aux personnes et aux forces anxiogènes – ne changent en rien leur sentiment que les temps sont profondément, sauvagement « désarticulés » (pour citer Hamlet).

Vers quoi se tourner quand les fondations semblent s’éroder ? En ce qui me concerne, plus de prière et de jeûne. Apparemment, cela n’a pas fait grand-chose pour le monde, mais cela a fait énormément pour moi. Il n’y a pas ici de stabilité civique. Il est difficile de réaliser cette vérité en profondeur – et de voir que c’est une bénédiction. Personne n’aime sentir que ce qu’il a un jour cru solide s’écroule. Mais dans cette leçon plus sévère, il peut y avoir un espoir plus pur. Et peut-être des renaissances inattendues. Les franciscains, les dominicains et les jésuites ne sont pas nés en des époques tranquilles, mais en pleines crises.

Et en même temps, il existe des guides utiles et édifiants.

Je viens d’en relire un, Joe Sobran, qui est mort il y a cinq ans en octobre, à seulement 64 ans. Joe a été mon ami pendant trente ans – souvent attachant, et presque aussi souvent exaspérant. Il était peut-être, parmi celles que j’ai connues, la personne la plus proche du génie. Il avait une théorie inédite à propos du Comte d’Oxford comme étant le véritable auteur de « Shakspeare » (son orthographe préférée, et avant de vous en moquer essayez d’égaler sa connaissance presque mot à mot des pièces de théâtre). Il pouvait vous rendre fou à propos des juifs et d’Israël (pendant plus d’un an je n’ai pas pu parler avec lui à cause de cela) Et il a été assez chimérique pour se présenter comme vice-président (pour le parti conservateur)

Fran Griffin, une sainte âme qui a évité à Joe une mort prématurée, et Tom Bethell un ami loyal, ont rassemblé un grand nombre de ses articles et autres écrits dans « Soustrayant le christianisme : essais sur la culture et la société américaines ». J’aurais choisi un titre plus affirmatif, mais que cela ne vous dissuade pas de vous précipiter pour l’acheter. Des visions brillantes – souvent à mourir de rire – vous sautent aux yeux à chaque page.

Comme celles-ci, sur le Jésus moderne, chiffe molle et expurgé :

« Le message qui vous demande d’être bon pour les autres, et de vous réfréner de trucs du genre exploitation impérialiste aurait bien peu transformé l’ancien monde et hanté la conscience de l’humanité pour de nombreuses civilisations à venir. Un homme prêchant une doctrine aussi diluée, cela ne valait pas la peine de le crucifier ! »

« Si vous voulez prétendre que les évangiles sont un tissu de mensonges, et que Jésus n’a jamais dit toutes ces choses ni accompli toutes ces merveilles, vous devriez au moins reconnaître que le christianisme est le canular le plus brillant de tous les temps….Comment un petit groupe de juifs de province peu instruits a-t-il pu inventer un personnage aussi suprêmement mémorable, et le douer de la capacité de dire des paroles immortelles en toutes occasions ? »

« Il est incomparable ; il ne nous rappelle jamais personne ! »

Ceci, et bien d’autres choses sur la personne du Christ, et sur l’Eglise, mais il y a tout autant de perspicacité stupéfiante à propos de notre descente dans un nouvel âge des ténèbres post moderne et post chrétien :

« La nouvelle forme d’hypocrisie consiste à prétendre que rien n’est faux alors que tout est complètement faux. »

« Le libéralisme est devenu l’hypocrisie de prétendre que nous ne savons pas reconnaître le bien du mal ».

Bien sûr, le libéralisme à notre époque a son côté absolutiste et tyrannique, qui est devenu encore plus clair depuis les écrits de Sobran – langage codé, microaggressions, alertes à la gâchette, moralismes anti-fumeurs, anti-gras-trans, écolo, etc…En fait, il y a deux poids deux mesures : une inconsistance derrière laquelle se cache une idéologie consistante.

« Pour le libéralisme, Dieu Lui-même est un tyran, le seul tyran. Ceci explique la totale indifférence du libéralisme (et son approbation secrète) face à la persécution des chrétiens, l’histoire jamais racontée du vingtième siècle. »

« Ils voient dans la discrimination raciale, où qu’elle se produise, un problème pour les droits des gens, mais la discrimination religieuse, même dans le cas d’attaques sauvages sur les croyants, n’apparaît jamais sur leur écran radar moral. »

Joe a fait cette observation dans un essai qui a suscité de ma part la rédaction de mon livre sur les martyrs du 20° siècle, mais il l’a préfacé d’un commentaire historique sur comment nous en sommes arrivés là. Cela a commencé par la « domestication » des religions occidentales quand la « tolérance » était encore une mesure efficace pour s’entendre dans des sociétés pluriconfessionnelles.

Mais on a inclus dans l’idée de « tolérer », le « droit » de tuer les enfants in utero, et le mariage homosexuel, – changements auxquels le libéralisme classique n’avait jamais rêvé. Les religions traditionnelles sont devenues par définition, « intolérantes ». L’état moderne, est bien sûr devenu maintenant l’arbitre de la « tolérance ».

Ce recueil se termine par de courts essais sur l’islam. Bien sûr, nous entendons actuellement beaucoup parler de tolérance envers les musulmans et, si c’est bien compris, ce n’est que normal. Mais Sobran avait déjà réalisé qu’un double mouvement était sous-jacent ; nos élites défendent l’Islam comme un moyen de diluer un peu plus notre vieille identité occidentale et biblique. Mais ils ignorent que les musulmans eux-mêmes, même les musulmans modérés, juste comme les chrétiens traditionnels, les juifs, et toutes les personnes moralement sérieuses, reculent devant notre culture matérialiste et permissive. C’est cette culture que les mouvements islamistes les plus virulents citent comme motifs à leur désir de détruire l’occident (comme dans les massacres de Paris).

Il y a beaucoup à prendre là-dedans, moins dans le politique et dans le polémique, que dans la simple sagesse humaine. Dans ces jours « désarticulés » qui sont les nôtres, alors que nous cherchons tous à tâtons quelque chose de solide, il y a peu de compagnons plus amusant ou plus instructif que Joe Sobran.

Le 7 décembre 2015

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/12/07/the-times-are-out-of-joint/

Photo : Joseph Sobran.