Les anciens Grecs... et nous-mêmes - France Catholique

Les anciens Grecs… et nous-mêmes

Les anciens Grecs… et nous-mêmes

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Le National Geographic Museum de Washington est tout près, et visible depuis la fenêtre de mon bureau. L’une des compensations (partielles) au fait de trimer dans la Cité Impériale est que vous pouvez vous pointer périodiquement dans un endroit tel que celui-là, quand il y a quelque chose d’intéressant qui s’y passe, ce qui arrive assez souvent. Comme l’exposition actuelle : « Les Grecs, d’Agamemnon à Alexandre ». Elle a les splendeurs qu’on attend, bien qu’également un stérile parti pris anti-chrétien.

Alexandre, c’est bien sûr Alexandre le Grand, le conquérant de la Grèce, de l’Egypte, de l’Asie Mineure, de l’Empire Perse (et pas mal de ce que nous appelons maintenant le Moyen-Orient), et même de territoires de l’Inde actuelle. Aristote était le précepteur d’Alexandre, bien qu’il soit difficile de dire dans quelle mesure le Stagirite a influencé son élève plutôt rebelle à la philosophie. Mais la question ne se pose pas quant à l’influence d’Alexandre sur la civilisation occidentale : du fait de ses conquêtes, la culture hellène (et plus tard la culture gréco-romaine) – depuis l’Agamemnon d’Homère – s’est répandue et a façonné l’Ancien Monde, et le nôtre tout autant.

Le Nouveau Testament, par exemple, est écrit en koinè, ou ancien grec commun, parce que c’était la lingua franca du monde méditerranéen, et même bien au-delà. Il a souvent été soutenu que quand Saint Paul écrit, en grec, aux Galates, que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde « à la plénitude des temps » (4:4), c’est la plénitude des temps parce que l’ordre romain et la culture hellène offrent providentiellement les conditions matérielles et spirituelles pour une rapide propagation de l’Evangile.

Voyager dans l’Antiquité n’était pas une petite affaire. Jusqu’à ce que les Romains aient annihilé les brigands et pirates, voyageurs et évangélisateurs pouvaient tout aussi bien finir esclaves ou assassinés qu’atteindre sans encombre leur destination. Et le système routier romain d’envergure a rendu les déplacements plus faciles.

Mais la culture grecque a également été essentielle. Il n’y a pas que les Evangiles et autres textes du Nouveau Testament à avoir été écrits en grec, beaucoup de la pensée de l’Eglise primitive a utilisé la langue grecque mais également les notions philosophiques grecques pour donner une assise rationnelle à la Foi. Nous chrétiens occidentaux, avons tendance à nous rappeler Ambroise, Augustin, Jérôme, tous écrivains de langue latine plus tardifs. Mais avant eux, il y avait eu Ignace d’Antioche, Polycarpe, Justin le Martyr, Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène, tous écrivains de langue grecque. Et les premiers conciles et le premier credo étaient en grec.

En gros, la Grèce ancienne était à l’Empire Romain ce que l’Europe moderne est à l’Amérique. Nos racines appartiennent à une culture précédente, sans laquelle nous ne serions pas ce que nous sommes.

Il est une interprétation de longue date – et fausse – de l’histoire occidentale selon laquelle le christianisme méprisait la culture grecque et, de ce fait, avait inauguré les Ages Sombres après la chute de Rome. Les érudits savent depuis longtemps que c’est un non-sens achevé. Rodney Stark vient juste de publier un autre de ses livres saisissants : « Bearing False Witness : Debunking Centuries of AntiCatholic History », dans lequel il compile des évidences indiscutables, allant des temps les plus anciens jusqu’à nos jours, et connues de spécialistes en diverses disciplines. Les vieux contes de la superstition [liée à la religion] ayant conduit à l’appauvrissement (avec notamment une mentalité anti-science et anti-technique) ne sont pas seulement faux, ils sont l’exact opposé de la vérité.

Mon premier livre (1492 and All That) traite de certaines de ces mythologies biaisées et j’ai dit que Stark – qui n’est pas catholique – pousse parfois la défense un peu trop loin. Mais il a absolument raison : en dépit des siècles de morcellement après la chute de Rome, le christianisme et la culture occidentale plus généralement ont travaillé dur pour faire toutes les avancées matérielles et intellectuelles possibles en fonction des circonstances.

Loin de rejeter l’ancienne culture gréco-romaine, la récupérer a été l’objectif d’une grande partie de l’effort médiéval. Parce que depuis le début, la pensée grecque a été une part de la tradition catholique de foi et raison. Quand des traductions d’Aristote (vers 1300, Dante l’appelle « le maître de ceux qui savent) ont commencé à apparaître dans le haut Moyen-Age, ce sont les théologiens et les philosophes qui étaient le plus avide de le découvrir – notamment Thomas d’Aquin. A tel point que lorsque les premiers philosophes modernes tels Descartes, Locke, Hobbes et autres ont voulu prendre un nouveau départ, ils se sont plaint qu’une certaine méthode de lecture de ce génie grec de l’Antiquité dominait les universités chrétiennes.

Platon également a eu une grande influence sur le christianisme. En Occident, nous avons acquis notre connaissance de Platon via Saint Augustin. Mais des circonstances ont concouru à rendre possible un savoir plus direct. Les érudits grecs et les hommes d’Église sont venus au Concile de Florence en 1439 où l’accord s’est fait pour la réunion des Eglises Orientale et Occidentale, mais sans beaucoup d’effet. En partie parce que, en 1453, les Turcs ont finalement conquis Byzance.

Un effet positif en a cependant découlé, les hellénophones se sont de nouveau tournés vers l’ouest. Et c’est Marsilio Ficino, un prêtre florentin protégé des Médicis qui le premier a traduit l’ensemble de l’œuvre de Platon en latin. Faisant les délices des humanistes chrétiens, d’Erasme à Thomas More en passant par bien d’autres.

Tout cela, et bien plus encore est absolument hors de toute contestation. Mais le mythe qui a pris corps durant les Lumières est toujours parmi nous. Et, c’est triste à dire, il resurgit même en lien avec les Grecs. Le National Geographic, en collaboration avec PBS, a produit une série vidéo sur le sujet qui se déroule joliment bien tant qu’il n’est question que des Grecs. Cependant, à la fin, elle perd sa pertinence et fait cette affirmation risible que lorsque Constantin à légalisé le christianisme en 310, il éteignait le rayonnement de la Grèce.

Et comme si cela ne suffisait pas, ils ont rapidement invoqué les Pères Fondateurs de l’Amérique, dont plusieurs avaient étudié les lettres classiques, comme contrecarrant toute l’histoire occidentale depuis 310 – la Révolution Française et la Révolution Américaine (et peut-être, qui sait, la Révolution Scientifique) se réappropriant enfin les grands Grecs.

Si ce n’était qu’une fausse note dans une recherche par ailleurs remarquable – qui étudie encore les Grecs de nos jours ? – vous pourriez laisser passer. Mais ce matériau est susceptible d’être utilisé dans les écoles du gouvernement, quand on donne aux élèves un aperçu de la Grèce Ancienne. Faut-il s’étonner que nous ayons des notions fausses sur notre civilisation et un souverain mépris pour le christianisme ?

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Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président de l’Institut Foi & Raison à Washington.

Illustration : buste de Marsilio Ficino par Andrea Ferrucci, vers 1521 (Il Duomo, Florence)
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/07/14/the-greeks-and-us/