La métaphysique de l'art - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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La métaphysique de l’art

Traduit par Bernadette Cosyn

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L’art, comme la philosophie, commence avec un questionnement sur ce qui est, et aucun objet matériel n’existe sans une forme. Le grand philosophe catholique Etienne Gilson dit que «  le mot ‘forme’ désigne la nature essentielle d’une chose, ou plus précisément, sa nature même considérée comme déterminant la chose selon son espèce et de même selon son aspect. La forme détermine l’essence ou la nature d’une chose ; et en même temps, c’est par sa forme qu’une chose reçoit l’existence, parce que l’existence est toujours celle d’une chose qui existe vraiment, et une chose est ce qu’elle est en vertu de sa forme. Donc la forme est ce qui fait qu’une chose existe, qu’elle est ce qu’elle est, et qu’elle est belle (formosus, « regorgeant de forme ») car la beauté est la splendeur de l’être. Saint Thomas d’Aquin nomme la splendeur ou la plénitude de forme claritas ou radiance.

Au cœur de toute chose, il y a le mystère impressionnant de son existence, le dynamisme qui la fait continuer d’exister. L’existence est une action. Le mot exister est un verbe. L’art révèle la splendeur, la surabondance de la créature, le mystérieux élan jaillissant de l’acte d’exister. Un artiste prend ce que l’on appelle la matière secondaire, une matière qui existe dans la nature et qui a déjà une forme, par exemple de la peinture, de l’argile, de la pierre ou tout autre matériau et insuffle une forme picturale ou sculpturale pour élaborer une création qui existe en tant qu’œuvre d’art. L’artiste doit donc façonner la matière, disposer les volumes, les lignes, les formes et les teintes afin que l’œuvre d’art résultant soit en action.

Comment un objet statique comme une toile peinte peut-il être en action ? Cela arrive par la vertu des rythmes – les relations rythmiques entre les lignes, les formes, les volumes, les teintes. Ces rythmes engendrent un sentiment de mouvement.

Regardez le tableau de Jean-Baptiste Siméon Chardin « Fruits, cruche et verre » qui illustre ce billet (toile réalisée vers 1727 et exposée dans la National Gallery of Art de Washington). Le bouchon de liège en bas à gauche, surmonté par les reflets blancs dans le verre d’eau, ancre la composition. Le côté droit du reflet blanc trace une diagonale tirant vers la droite où son mouvement puissant ralentit et s’étend pour devenir la lumière rouge orangée sur la cruche. Le côté opposé de la cruche, dans l’ombre, offre une solide verticale dont le sommet est souligné par le gris froid du fond juste avant qu’il s’éclaire pour donner naissance à la pêche ombrée de l’arrière plan et aux prunes du premier plan. Le rythme circulaire des prunes donne naissance à un nouveau mouvement diagonal montant vers la droite s’étalant dans l’arc-en-ciel passant du vert au bleu, au pourpre, au rouge, à l’orange et finalement au jaune, avec un crescendo de lumière sur l’éclat des pêches.

La peinture de Chardin est exhaustive. La splendeur des créatures rayonne de la peinture dans son ensemble et des actions coordonnées de chacune de ses parties. L’artiste pénètre au cœur de chaque chose par sa peinture, pour rendre chaque objet existant de l’intérieur. Il ressent l’énergie créatrice de la nature qui maintient les choses en vie de l’intérieur, la pulsation de l’existence. Le processus qu’il met en œuvre est une participation à l’élan triomphant constamment renouvelé par lequel chaque créature accomplit son existence.

Dans la peinture, rien ne semble imposé de l’extérieur ; chaque objet existe spontanément, librement, portant en soi son principe vital. Chaque forme est sans cesse renouvelée de l’intérieur par le biais du rythme de ses contours, de la tension entre la couleur et les contours et de l’inscription précise des relations tonales à l’intérieur et à l’extérieur des formes.

Dans la structure même d’un chef d’œuvre comme celui de Chardin, nous voyons une analogie avec le mystère de la préservation divine de la nature telle que décrite par Thomas d’Aquin. Rien n’existe à moins que Dieu n’agisse en son sein comme source de l’être, à tout moment. Il n’existe pas une inertie de l’être, ni dans la nature, ni dans l’art. Pénétrant ce mystère, l’art de Chardin donne naissance à des formes dont la présence est continuellement renouvelée par une pulsation ininterrompue.

La peinture et la sculpture convergent avec la métaphysique, la philosophie de l’existence, pour révéler la profondeur spirituelle de l’activité de la nature. Chaque être et chaque activité dans la nature, et l’existence et l’activité de la nature dans son ensemble, naissent de l’activité même de Dieu. L’être et l’action de chaque élément de la nature lui appartiennent en propre et sont véritablement distincts de l’action de Dieu, bien qu’inséparables de cette action et impossibles sans elle ; exactement comme la vie et l’activité de chaque cellule d’un organisme vivant sont distinctes et dans une certaine mesure spontanées, quoique inséparables de la vie de l’organisme entier, et impossibles sans lui.

Un organisme a une unité par la vertu de sa forme matérielle ou de son âme. En concrétisant le potentiel vital du corps, ce principe vital donne vie au tout comme à chacun de ses éléments. Une œuvre d’art véritable rend sensible cette unité organique de la nature et possède elle-même une unité organique. La vie intérieure qu’un artiste donne à la pierre, à la peinture ou à l’argile, l’âme de l’œuvre, façonne à la fois le tout et chaque détail.

La forme étant bonne, se répand et ce faisant elle ne se dilapide pas, en partageant sa qualité, elle n’en perd pas une miette. Elle peut se multiplier sans perdre son unité. Cette vérité sous-tend le sens de l’infini que nous ressentons en présence d’une peinture dans laquelle un esprit unit une myriade de détails individualisés.

Dans ce sens, la forme révèle sa parenté avec l’amour ; car l’amour (l’amour divin, créateur) ne se divise pas entre ses différents objets, il se donne pleinement et entièrement à chacun d’eux ; pas d’une manière identique mais en tenant compte de sa nature et de ses potentialités. Une œuvre d’art ainsi construite exhale un parfum d’éternité, tout comme l’amour divin est éternel.

James Patrick Reid est un peintre et un conférencier spécialisé dans le croisement de l’art et de la théologie. Il vit à New-York où il a enseigné à la ligue d’enseignement de l’art et à l’école d’art de New-York.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/08/27/the-metaphysics-of-art/