La force prime le droit - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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La force prime le droit

Traducteur : Antonina

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J’étais assis sur les barreaux de l’échelle de secours de notre appartement à Columbus (Ohio) et je levai les yeux vers un ciel gris et sans nuages. Je ne vis que du vide. Je fermai les yeux et continuai à voir du gris. Et je me demandai : est-ce que ça se peut qu’il n’y a rien ?

Je n’avais pas encore appris le subjonctif, mais je n’avais que quatre ans.

Je me sentais seul et un peu effrayé. J’ouvris les yeux et renversai ma tête en arrière pour ne pas voir les garages ni les poubelles à couvercles articulés encastrées entre les garages d’où des rats s’élançaient parfois. Seulement l’infini de ce ciel gris. Se pourrait-il qu’il n’y ait rien ?

Puis je me dis : « Mais je suis ici ».

Il ne me vint pas à l’idée d’associer le vide et la mort parce que j’ignorais tout de celle-ci. Je suppose que papa et maman me traitaient comme les parents de Siddhārta Gautama traitaient le futur Bouddha, en le protégeant des dures réalités de la vie, tant et si bien qu’il avait près de trente ans quand il fut témoin d’une mort pour la première fois. Tandis que j’avais cinq ans lorsque mon père me montra une photo qu’il avait prise à Okinawa du cadavre brûlé et déformé d’un soldat japonais, à moitié enfoui dans la terre. Mais cette révélation ne devait se produire qu’au terme d’une année entière.

Quelques jours plus tard, nous nous rendîmes tous à un service à l’église, un bâtiment tout neuf sentant encore le béton, et M. Franklin, le concierge, un très grand (à mes yeux) Noir qui m’offrait des cuillérées de son « potage » (des cubes de bouillon de bœuf délayés dans une tasse d’eau), se chargea de moi comme il le faisait souvent. Il m’emmena jusqu’à la porte du clocher qu’il ouvrit avec une clé du trousseau bien garni qui pendait à sa ceinture et nous montâmes les marches de l’escalier en colimaçon jusqu’au sommet de la tour.

Le soleil se couchait sur les eaux de la Scioto.

« Tu sais, jeune homme, tu peux presque voir le ciel d’ici », me dit-il.

« C’est par où l’ouest ? »

« Du côté de la rivière. »

Je savais que c’était la direction qu’on suivait pour voyager dans le passé, là où habitaient les cow-boys et où il y avait des déserts, comme celui où vivait Jésus. C’était là que mon arrière-grand-mère avait vu passer le convoi funéraire de Lincoln. Elle me l’avait dit. L’avenir était à l’est. A New York.

Pour moi M. Franklin était Dieu.

C’était tout ce que je me rappelle de mes quatre ans, sauf deux autres incidents : j’ai été fessé par mon père pour avoir mis le feu à la poubelle de la cuisine et fessé par ma mère parce que j’avais décidé de ne pas prendre le bus scolaire après le jardin d’enfants et de rentrer à pied à la maison. Ces fessées, comme je le vois à présent, étaient entièrement justifiées.

Nous n’étions pas catholiques, mais mon frère aîné était inscrit dans une école catholique, parce que nos parents jugeaient les écoles publiques mauvaises.

A tout prendre, je considérais Jésus comme un professeur formidable, et j’avais vraiment très envie d’apprendre comment il faisait pour guérir les gens et comment il avait pu ressusciter Lazare. En fait, je trouvais cela difficile à croire : c’était un exploit improbable même pour un homme qui était le fils de Dieu. Et à propos de Bouddha, je commençais à penser qu’il était sympa aussi, d’ailleurs les poètes beatniks semblaient le kiffer et le zen c’était très, très chouette au fond.

Mais j’étais rempli de désespoir. A cette époque-là, sous le beau ciel bleu et le chaud soleil de la Californie, le vide m’obsédait, si bien que j’entrai dans une église catholique, qui me rappela une semaine que j’avais passée en Italie (fortement impressionné pour la première fois). J’achetai quelques livres (toujours la réponse pour moi !) et mes yeux tombèrent sur un mot que, je vous le jure, je n’avais jamais ni lu ni entendu auparavant. Le mot Incarnation.

Brûlons les étapes : ce mot brisa le mur qui me séparait de Dieu. C’était une charge posée à la base des remparts et quant elle explosa, une brèche s’ouvrit et je m’y précipitai, comme le roi Henry [Henri V] à Harfleur :

Il mit le siège, je vous le dis en vérité,

Devant la ville d’Harfleur en royale équipée ;

Cette ville il prit et si bien batailla

Que la France jusqu’au Jugement s’affligera.

(Le Chant d’Azincourt, vers 1420)

La force prime le droit.

.

Dans mon cas, la force qui venait non d’un royal mortel devenu la proie des vers mais de Dieu m’atteignit au cœur et y restera « jusqu’au Jugement ». Le fait que Jésus est Dieu rend la majesté du Père et la gloire de l’Esprit irrésistibles. Plus réelles que tout. La seule vérité vraie qui importe.
Je me suis maintes fois demandé pourquoi je n’avais jamais vu cette vérité quand j’étais protestant et je n’aime pas les réponses qui se présentent d’elles-mêmes. Mais peut-être devrais-je reconnaître que c’était ma faute : peut-être l’Incarnation avait-elle été mentionnée, mais mon esprit vagabondait.

Et, bien sûr, je devrais avoir honte de tiquer chaque fois que quelqu’un proclame : « Notre Dieu est un grand Dieu ! » en me disant : par rapport à un autre dieu ? Et quant aux quelques services protestants auxquels j’ai assisté pendant les quarante dernières années, j’ai probablement tort de les considérer davantage comme des discussions que comme des liturgies, mais la raison pour laquelle l’Eucharistie et la Vierge Marie ont été supprimées de leurs offices du dimanche m’échappe complètement.

Je suis retourné chez moi dans l’Ohio il y a peu de temps, et tous mes ex-copains protestants bon teint n’avaient que ces mots à la bouche : « Christ est Seigneur ».

Vous avez fichtrement raison.

Lundi 15 juin 2015

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/06/15/might-makes-right/

Photographie : Échelle de secours.

Brad Miner est un des rédacteurs principaux de The Catholic Thing, directeur de recherche au Faith&Reason Institute et membre du conseil d’administration d’Aid to the Church in Need USA. C’est un ancien rédacteur littéraire de la National Review. Son ouvrage, The Compleat Gentleman, est disponible en audiolivre et iPhone appli.