L’histoire de Judy - France Catholique
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L’histoire de Judy

Traduit par Isabelle

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Judy 1 aimait le père Arne (Panula) et le père Jim Schall, et elle aimait cette chapelle où j’ai fait mon entrée dans l’Eglise en avril 2010, entouré d’amis comme nous le sommes aujourd’hui. Elle a été profondément émue par cette expérience et par nos amis qui étaient venus communier. Tous ceux qui ont vu son visage ce jour-là ne l’oublieront pas. Toute l’affaire l’a tellement émue et je n’aurais jamais pu faire tout ce chemin si je n’avais pas senti son amour et son encouragement à chaque pas. Comme nous étions deux enfants juifs de Chicago, le voyage a été long. Mais les jeunes prêtres qui avaient respectivement autour de vingt et trente ans, étaient en quelque sorte attirés par elle et semblent avoir ressenti instantanément le genre d’affection maternelle qu’elle avait envers eux.

Elle a été  « anti-avortement » avant moi. J’étais fasciné par le tissage qui s’opérait entre le raisonnement sur les principes, et les preuves venant de l’embryologie. Mais Judy y avait pensé bien avant moi, et son raisonnement reposait sur le fait qu’elle avait connu Peter et Jeremy 2 quand ils étaient dans son sein.

Comme le savent tous nos amis, Judy éprouvait une grande répugnance à attirer l’attention sur elle. Elle aurait été la dernière à se lever pour raconter sa vie, mais si ce n’est pas maintenant le moment – alors que nous pouvons voir le tracé d’une vie menée avec amour et courage – quand pourra-t-on raconter cette histoire ? J’aimerais raconter une partie de l’histoire de Judy maintenant.

Je veux vous ramener à une scène qui s’est passée à l’Université George Washington, il n’y a pas si longtemps. Judy rendait visite à un bureau dont la réceptionniste était une jeune femme récemment diplômée. Judy remarqua un portrait de Winston Churchill sur une étagère près de sa tête et fit la remarque de combien ce portrait était agréable. La jeune femme dit que d’autres personnes avaient fait des commentaires sur ce portrait, mais qu’elle ne savait pas très bien qui il représentait. Judy le lui dit et ajouta qu’elle-même, (Judy), avait participé à la bataille d’Angleterre, « in utero ».

Ses parents, Leopold et Teresa Sonn étaient un jeune couple citadin, vivant dans l’aisance à Vienne. Ils ont mené pendant 6 ans une vie fringante sans être encombrés par la présence d’enfants. Mais ils ont pu quitter Vienne sous Eichmann. Ils ont été internés en Angleterre et séparés pendant un moment. Térésa eut peur de ne plus jamais revoir son mari et pour la première fois, elle eut envie d’un enfant. Elle disait qu’il lui fallait quelque chose que le lui rappelle. Y avait-il quelque chose de plus simple et de plus naturel ? Judy fut évidemment destinée à incarner l’union en une seule chair de leur mariage.

Et comme Judy l’a dit à cette jeune femme à GWU, elle a participé à la bataille d’Angleterre in utero. Ses parents ont traversé l’Atlantique Nord au cours d’un périlleux voyage, et Judy est née à New York en mars 1941. La jeune femme a demandé «  Qu’est-ce que c’était que la Bataille d’Angleterre ? » Judy lui a répondu : « C’est lorsque les Allemands bombardaient l’Angleterre ». Et la fille a dit : « Oh, mais pourquoi est-ce qu’ils faisaient cela ? »

Eh bien, Judy est née dans le Bronx à une époque où on savait pourquoi ils faisaient cela. Et ce qu’elle a appelé ses « premières impressions de langage » venaient de sa grand-mère maternelle qui avait appris l’anglais avec un précepteur anglais.

La manière de parler de Judy, son léger accent, étaient toujours un peu différents à l’époque ; elle ne parlait pas tout à fait comme les autres filles de Humboldt Park à Chicago où nous vivions étant enfants. Et pourtant elle se sentait vraiment une fille du Middle West et elle y tenait et tenait à prononcer certains mots à la manière des gens de là-bas.

Il y a quelques mois, une chose m’a frappé, et je lui en ai fait la remarque : tout ce que nous avons accompli, écrit et édité, dans nos carrières professionnelles ainsi que dans le fait de mettre au monde et d’élever les enfants, tout cela avait pris sa source dans notre mariage. Nous nous sommes mariés jeunes, au cours de notre dernière année de collège. Nous avions en perspective la fin de nos études puis le saut ensemble dans l’aventure de la vie, en équipe, nos existences nouées ensemble.

J’ai été frappé par l’idée que tout ce que nous avions accompli découlait de ce moment. Et si on regarde les choses comme cela, on réalise que le mariage lui-même est la grande réalisation : pas les livres écrits, pas les volumes édités, bien qu’ils forment un record. C’étaient des choses que nous pouvions reproduire ensemble, nous pouvions les célébrer ensemble parce que nous nous étions soutenus dans le travail.

Après avoir fini nos études, nous sommes retournés à Chicago, à la grande université de Chicago pour moi qui faisais un troisième cycle, tandis que Judy travaillait pour l’Editeur Scott Foresman. En classe, elle avait été première en anglais – et lisait énormément étant enfant. Au collège, elle étudia systématiquement Dryden, Shakespeare, le cercle autour de Samuel Johnson, les grands romans des 18° et 19° siècles. Elle était particulièrement intéressée par les romans du 19° siècle, Les sœurs Brontë, George Eliot et Madame Gaskell. Chez Scott Foresman, elle travaillait sur des livres de textes choisis pour enfants. Cela éveilla son intérêt et lui donna l’idée d’enseigner, surtout d’apprendre à lire aux enfants.

Elle obtint une bourse à l’université de Chicago pour faire un Master d’enseignement (MAT). Mais elle a été d’accord pour y renoncer quand on m’a proposé le poste très envié de chercheur à l’Institution Brooking, qui était un tremplin pour obtenir un travail à Amherst. Nous sommes allés à Washington pour trouver un appartement, Judy se renseigna à l’université George Washington et l’incroyable eut lieu : Une commission se réunit rapidement pour l’interviewer et l’admettre – et lui donner aussitôt la bourse qui lui permettrait de continuer son MAT. A la fin de l’année scolaire, Judy, enceinte de notre premier enfant, enseignait avec bonheur à l’école Woodside à Silver Spring… et tous les enfants de sa classe de CP ont bien su lire à la fin de l’année.

Mais Judy renonça à enseigné quand nous avons déménagé à Amherst pour nous lancer dans une nouvelle vie – et une famille. Peter est né le deuxième mois de ce premier automne à Amherst, et Jeremy est arrivé un an et demi après. Elle voulait des garçons : elle aimait la vivacité des garçons – elle était la mère la plus intensément dévouée, en particulier avec nos garçons qui étaient allergiques et avaient besoin de soins attentifs. Mais elle aimait aussi leur donner la place de vagabonder dans les champs.

Parmi les photos que j’ai d’elle, certaines des meilleures la représentent riant aux éclats devant les singeries des garçons. Je lui faisais souvent remarquer quelle différence notoire cela faisait d’avoir été marqués dans leur façon de parler et dans leur sensibilité par les heures et les jours passés avec elle, à écouter sa voix. En effet, quand elle était heureuse, il y avait de la musique dans sa voix. C’est pourquoi je tiens beaucoup à conserver des petits bouts de messages enregistrés, même à propos de sujets très prosaïques, car la musique y est toujours.

Mais quand les garçons sont allés à l’école et n’ont plus eu besoin d’elle tous les jours, elle a eu envie de reprendre le travail – quelque chose dans l’édition, peut-être dans le domaine universitaire. L’occasion arriva quand j’ai reçu un poste de chercheur au centre Woodrow Wilson de l’Institut Smithsonian pour l’année 1976-77. Nous avons alors eu la chance de retourner à Washington. Une fois de plus elle arpenta les lieux de l’Université George Washington et cette fois, vit sur un panneau d’affichage une annonce pour un poste d’ « éditeur universitaire ». Là encore, on lui a rapidement fait passer un entretien, et le lendemain même, alors que nous étions en ville chez un ami, nous avons été stupéfaits de recevoir l’appel. Elle était pleine de joie et n’arrivait pas à y croire.

En automne, nous avons emménagé à Washington DC pour commencer notre nouvelle vie. Judy était transformée. Elle avait été déprimée par le marché du travail à Amherst, mais cette légère dépression avait maintenant complètement disparu, sa vitalité était restaurée, avec un nouvel élan. Et ce qui m’a le plus étonné, c’est que dès le premier jour, je ne sais pas comment, elle a su ce qu’il fallait faire, reprenant ce travail avec une équipe de 3 ou 4 personnes. Comme l’aurait dit un vers d’ Henry James, elle a « saisi son affaire ». Ou dans un autre vers : « elle avait évidemment plus d’un tour dans son sac ».

Elle était restée mère au foyer pendant près de dix ans et pourtant, elle était prête à prendre le commandement. Elle jugeait sainement et clairement les écrits, et elle avait des réflexes directs et une facilité de décision dans le domaine de l’administration. Les gens l’écoutaient et se laissaient convaincre.
Elle était l’Editeur Universitaire, ce qui veut dire que tout ce qui se publiait sous l’imprimatur de l’Université George Washington devait passer entre ses mains, que ce soient des cours, des thèses de doctorat ou n’importe quoi d’autre. A la cérémonie qui a été célébrée à sa mémoire à l’Université George Washington, il y a eu un flot de témoignages d’affection pour Judy, on sentait combien de vies elle avait touchées. Sa force formidable de cohérence transparaissait aussi – et son intégrité – dans son effort pour « rendre compte » de ce que l’université faisait profession d’enseigner. Une précédente doyenne de faculté m’a écrit que Judy lui avait donné le courage de faire face à sa faculté. Il lui suffisait de dire : « Judy n’approuverait jamais cela ! »

Certains d’entre vous savent qu’en 1986 on lui a diagnostiqué un cancer du sein. On lui en a fait l’ablation, mais elle a refusé la chimiothérapie, car elle supportait mal les drogues et pensait que la chimio la tuerait. Cela m’a terrifié – J’ai rassemblé les chiffres, je les ai étudiés avec l’oncologue, mais nous n’avons pas pu lui démontrer qu’elle se trompait dans son évaluation de la situation, et il semble qu’elle ait eu raison. Mais ce qui est apparu aussi, c’est sa bravoure pour faire face à la vie, et à la mort. Et son absence totale d’apitoiement sur elle-même. Si cela m’était arrivé, j’aurais été furieux, j’aurais accusé Dieu et demandé Pourquoi moi ? Pourquoi pas plutôt Dan Truc ou Don Machin ? Mais chez elle, rien de cela. Un an et demi après, elle a fait une récidive au même endroit, une deuxième ablation, et cette fois-là, des rayons. Mais une fois de plus, son énergie morale semble l’avoir fait triompher de cette épreuve.

Les opérations qu’elle avait subies ont probablement contribué à son affaiblissement et à sa vulnérabilité, son système immunitaire ayant été atteint. Elle avait de l’arythmie. Elle a refusé qu’on lui mette un stent car elle avait eu son compte d’opérations. Je lui ai dit que si la situation était inversée, elle me poursuivrait nuit et jour pour que je fasse ces examens. Mais Carol Horn, son médecin, déclara que Judy faisait partie de ces patients qui poussent le médecin à regarder les choses sous un angle totalement différent.

Et elle a pensé que cela révélait la force de caractère de Judy, qui était parfaitement claire sur la manière dont elle voulait vivre, et ne tolérerait aucune nouvelle procédure médicale qui la mettrait à plat et réduirait ses capacités.

Il y a des années, nous avions découvert que nos vies étaient tellement imbriquées l’une dans l’autre que je me souvenais de moments de sa vie qu’elle avait oubliés – Les noms de personnes avec qui elle avait travaillé chez Scott Foresman et leurs histoires – et de son côté, elle se souvenait de morceaux de ma vie qui s’étaient échappés dans le brouillard de ma mémoire. Nous avions découvert que nous étions les gardiens de la biographie l’un de l’autre. Aussi quand l’un des deux meurt, l’autre se retrouve plus ou moins amputé.

Contre le choc de sa perte soudaine, je suppose que nous pouvons être reconnaissants pour ces vingt-huit ans de «  sursis » comme nous disions, que nous avons eus après son cancer. Un soir, nous nous sommes retrouvés à lire ensemble et à savourer des passages du Songe d’une nuit d’été – des passages comme celui-ci : «  Nous étions assis sur le sable jaune de Neptune, et regardions les marchands embarquer avec la marée, et nous riions de voir les voiles se hisser/ Et leur pousser un gros ventre avec le vent  gratuit ».

C’était tordant. Et nous nous disions : c’est agréable que nous puissions passer la soirée comme cela. Judy a dit qu’on pouvait le faire n’importe quand, mais je lui ai répondu que nous ne savions pas vraiment combien de soirées nous aurions et qu’au moins, nous avions celle-là.

Et avec ce sentiment – le sentiment d’être si reconnaissant pour ce que nous avons eu – je terminerai en rappelant quelque chose qu’elle aimait beaucoup. Je faisais une conférence ici en ville dont le titre était : « Cadeaux sans garanties : les enfants qui ne sont pas exactement conformes à la commande – et les parents que cela produit » (nos garçons nous avaient remodelés à leur tour.) J’ai rappelé la manière dont nous étions devenus les gardiens de nos biographies respectives et j’ai plus ou moins prophétisé en disant que je ne pouvais pas imaginer ce que la vie serait sans elle. Et c’est la raison pour laquelle j’évoquais ma gratitude pour le temps passé ensemble au jour le jour.

J’ai ensuite rappelé des passages de Randall Jarrell dans un texte intitulé « Un homme rencontre une femme dans la rue ». Dans cet écrit, un homme est en train de marcher derrière une femme dans la cinquième avenue à New York. Tandis qu’il la suit, elle fait naître en lui une série d’associations d’idées romantiques. En pensée, il la supplie de se retourner et d’être à lui. Mais alors, il devient évident qu’il joue une espèce de jeu. Il s’approche d’elle, touche son cou par derrière – et il s’avère que c’est sa propre femme. Ils s’embrassent et s’en vont bras dessus bras dessous, à travers la lumière du soleil qui est comme le dit Jarrell « beaucoup trop belle pour New York. » Il termine ainsi, et avec ses paroles je voudrais en faire autant pour Judy et moi :


Après tant de changements et de joies répétées,

Notre première reconnaissance transcendante, étonnamment

Est pure acceptation. Nous ne pouvons pas raconter notre vie

Selon nos souhaits. En vérité, j’ai commencé cette journée

Non pas avec le souhait d’un homme : «  Si ce jour pouvait être différent »

Mais avec le souhait des oiseaux : «  Que ce jour soit

Le même jour, le jour de (notre ) vie ».

Traduction de Judy’s Story

Photo : Judy Arkes.

  1. Notes prises lors du témoignage de H. Arkes au cours de la messe célébrée à la mémoire de Judy, sa femme, décédée subitement au mois de novembre.
  2. (les fils Arkes)