L'empereur éternel - France Catholique

L’empereur éternel

L’empereur éternel

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L’événement de l’année viennoise aura été l’exposition de plus de dix mille documents relatifs à « l’empereur éternel » dont la somptueuse bibliothèque nationale aura été l’écrin : François-Joseph pour le centenaire de sa mort le 21 novembre 1916.

Qui d’autre possède les quatre-vingt-six clichés de son portrait à raison d’un par an depuis sa naissance ? L’empereur François-Joseph a été le contemporain du développement de la photographie. L’exposition a le mérite de le restituer tel qu’il a été au-delà du mythe qu’on a construit à partir du roman que fut sa vie. Alors qu’on ne le représente jamais qu’en vieillard à moitié sénile, on le découvre jeune – il est monté sur le trône à 18 ans en 1848 quand la reine Victoria en avait 27, le sultan turc 25 et Louis-Napoléon 40. Toujours en uniforme chamarré sur ses portraits officiels, on le voit en complet et chapeau melon à Cannes ou à Monte Carlo, au bras non de Sissi mais de son amie de cœur, l’actrice Katharina Schratt. Lui qu’on a appelé le prisonnier de Schönbrunn voyageait sans relâche à travers son vaste empire – la moitié de l’Union européenne actuelle – jusqu’à passer pendant la moitié de son règne plus de la moitié de l’année hors de Vienne (257 jours en 1872 !). On le suit en 1869 dans un périple de 43 jours de Venise à Varna pour assister à l’inauguration du canal de Suez, visiter Jérusalem, Constantinople, Athènes, en compagnie du prince héritier, le Kronprinz Rudolf, âgé de onze ans – celui-là même qui se suicidera à Mayerling vingt ans plus tard.

Il était difficile de renouveler le sujet tant la nostalgie a incrusté ses concrétions, surtout la littérature des Musil, Zweig, Roth et autres Kraus, écrits de la dernière phase, celle du déclin après 1898 – l’assassinat de Sissi et le premier jubilé (il était monté sur le trône en 1848, le deux décembre, revanche d’Austerlitz). Ensuite l’empire bégaie, il se répète, il se singe, le temps s’arrête ou plutôt s’immobilise, l’empereur disparaît sous les célébrations, on le statufie, on l’embaume, il passe de l’histoire réelle à une éternité virtuelle. On oublie qu’il avait été l’élève du prince de Metternich (qui de 1830 à 1848 veilla au choix de ses précepteurs et au programme de ses études), le fils de la révolution de 1848 – ou plutôt de la restauration autoritaire -, l’inspirateur des symphonies d’Anton Bruckner et le patron de l’Art de la Sécession, enfin le veto catégorique mis au populisme incarné par le chrétien-social antisémite Karl Lueger élu et réélu malgré lui à la mairie de Vienne.

François-Joseph est enfin rendu à lui-même. Il n’est pas seulement le mari de Sissi, le père de l’amant de Mary Vetsera, l’oncle de la victime de l’attentat de Sarajevo, le grand-oncle de l’époux de la bienheureuse impératrice Zita. Par-delà ces tiers et leurs péripéties, il a existé par lui-même. Il était temps de le retrouver tel qu’en lui-même.

L’exposition a fermé ses portes le 27 novembre. On pourrait penser que c’était pour ne pas interférer avec les élections présidentielles du 4 décembre. Le point de départ de L’homme sans qualités de Robert Musil est à la veille de la guerre de 1914 la préparation du 70e anniversaire du règne impérial qui devait intervenir le 2 décembre 1918. Personne ne trouvait « la grande idée » qui devait présider à cet événement – qui n’en était pas un en soi – et qui révélait le vide de la pensée qui s’était installé.

A la date projetée, l’Empire implosait avec les encouragements voire les impulsions de Clemenceau et de Wilson. Aujourd’hui ce n’est pas seulement l’État autrichien qui est redevable de ce passé mais neuf (voire onze si l’on inclut la Belgique et le Luxembourg) États membres parmi les vingt-huit de l’Union européenne (Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Croatie, et en partie la Pologne, la Roumanie, l’Italie) outre deux autres qui n’en sont pas membres (Bosnie et Ukraine), tous solidairement successeurs de l’Empire ! Les Autrichiens ne sont pas les légataires universels de François-Joseph, pas plus que les Hongrois ou les Bohémiens. Alexander van der Bellen, Viktor Orban ou Robert Fico ne sont que des hôtes de passage de ses palais. Eux ont à répondre de la faute des pères voire des grands pères. Ils croyaient pouvoir se réclamer des imageries d’Épinal de la Cancanie autour d’une sorte d’arrière-grand-père idéalisé. La réalité crève l’écran des fictions. François-Joseph ne leur appartient pas. Aucun amalgame n’est possible.