L'amour : passion ou vertu ? - France Catholique
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L’amour : passion ou vertu ?

Traduit par Bernadette Cosyn

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Je suis souvent resté perplexe devant des choses lues dans l’œuvre de Thomas d’Aquin pour découvrir pas la suite combien elles contenaient de sagesse.

Un exemple qui me vient à l’esprit a trait à l’amour, et quand je vais décrire ma perplexité, ceux de mes lecteurs les plus âgés et les plus sages vont certainement dire : « Comment a-t-il pu ne pas comprendre cela ? » Dans sa Somme théologique, Thomas débat de l’amour dans deux contextes différents : d’abord dans son discours sur les passions et de nouveau dans son discours sur les vertus. C’est ce qui me rendait perplexe : comment l’amour pouvait-il être à la fois passion et vertu ? N’est-il pas soit l’un soit l’autre ?

Les passions, ou ce que nous appelons émotions, sont des choses telles que la peur, le chagrin, la colère. Ce sont des choses dont on peut dans un certain sens dire qu’elles nous tombent dessus – raison pour laquelle le Moyen-Age les a appelées passions (passionnes), pour les distinguer des actions. De même, nous les appelons émotions parce que nous sommes mus par elles (e-motus). Je ressens la peur. Je ne l’ai pas choisi. Je choisirai plus volontiers de ne pas la ressentir. Mais la peur m’assaille, tout simplement.

D’autre part, les vertus sont des « habitudes » ou mieux des dispositions acquises, qui portent du fruit dans l’action. Les vertus sont des choses comme le courage, la tempérance, l’honnêteté et la générosité. Ce ne sont pas simplement des choses qui nous arrivent. Quand nous les possédons, elles nous permettent de faire quelque chose — comme une sorte de compétence.

La compétence de menuisier ne vous tombe pas dessus un jour, comme gagnée à la loterie. Vous l’avez développée par des heures et des heures de pratique et d’étude. Vous ne pouvez pas dire de quelqu’un qui n’a jamais posé un acte de courage qu’il est courageux, pas plus que vous ne pouvez qualifier de sincère un menteur.

« Fort bien, alors l’amour est une passion ou une vertu ? » me demandais-je. Au début, étant jeune et naïf, je comprenais bien comment l’amour pouvait être une passion. Nous disons des choses comme : « Je n’ai pas pu m’en empêcher : je suis tombé amoureux » — comme si nous pensions que l’amour est quelque chose qui nous tombe dessus, que nous ne pouvons pas contrôler. Vous tombez en amour comme quelqu’un peut tomber dans une flaque de boue. Vous pourriez ne pas avoir voulu que ça arrive, ou avoir voulu que ça arrive avec quelqu’un d’autre. Mais une fois que c’est arrivé, il a semblé qu’il n’y avait pas grand chose à faire pour contrôler cet amour. Et peut-être bien qu’il est préférable de ne pas essayer de le contrôler du tout. L’amour n’est-il pas une bonne chose ?

Bon, alors, si l’amour est une passion, à quoi ça rime de l’appeler vertu ? Comment pourrait-il être les deux ? Après bien des années et une plus grande expérience — dont tout ne fut pas plaisant ou tout à fait digne de louange — me fut révélé à quel point Saint Thomas était avisé.

Bien certainement, l’amour peut être une passion dans laquelle on tombe. Cette sorte d’amour n’est pas forcément mauvaise ou blâmable, pas plus que les autres passions ne sont mauvaises par elles-mêmes. Mais comme les autres passions, cette sorte d’amour a besoin d’être disciplinée et dirigée par notre sagesse et notre prudence, pour servir, non seulement à notre accomplissement, mais également au bien des autres.

L’amour comme vertu, par contre, est l’amour qui a pris racine,pourrions-nous dire,dans notre caractère – quelque chose qui serait devenu comme une disposition fixée à désirer et à faire le bien pour les autres.

Nous avons tous envie de « la sensation chaude et floue » — cette merveilleuse petite étincelle que nous appelons amour, quand notre cœur bat un peu plus vite, que notre tête commence à se vider de toute autre pensée et que la chaleur se répand en nous. Et pourtant, s’il y a quelque chose que nous savons sur les passions, c’est qu’elles sont éphémères : elles vont et viennent.

Thomas d’Aquin avait compris autre chose à propos des passions : on ne peut pas vraiment les mettre en doute. Si quelqu’un me dit : « J’ai peur », je ne peux quand même pas dire : « Mais non, tu n’as pas peur ». Je pourrais essayer stupidement de réprimander cette personne en disant quelque chose d’aussi idiot que : « Ce n’est qu’une punaise, tu ne dois pas avoir peur d’une punaise. » Mais si quelqu’un est effrayé par les punaises, il est effrayé, point. Sans compter que la peur est parfois la réponse appropriée — par exemple devant un danger. Les gens braves ne sont pas des gens qui ne ressentent pas la peur : ils la ressentent mais agissent malgré elle.

Donc quand une mère qui a négligé de nourrir ses enfants pendant des semaines vient pleurer pitoyablement devant les employés des services de protection de l’enfance en insistant : « Mais j’aime mes enfants », nous ne devrions pas conclure qu’elle ment. Mais la question n’est pas de savoir si elle ressent « une sensation chaude et floue » à l’égard de ses enfants — l’amour comme émotion. C’est fort possible. La question est plutôt de savoir si elle leur donne la nourriture dont ils ont besoin. Sinon, nous pouvons dire que bien qu’elle les aime émotionnellement — et peut-être très profondément, bien plus que nous ne pouvons l’imaginer — elle a encore à apprendre à les aimer par la façon dont elle les traite chaque jour. Et indubitablement, cela lui demandera une certaine dose de discipline et de sacrifice de soi — généralement bien plus que la sensation « chaude et floue » ne nous donnerait la vague idée de le faire.

Rien ne peut nous pousser à faire plus de bien pour les autres que l’amour-vertu, guidé, comme toutes les vertus doivent l’être, par la raison, la prudence et la vérité. Mais peu de choses peuvent nous pousser à agir de façon plus déraisonnable, imprudente et dommageable que l’amour-passion mal gouverné.

Seigneur, donne-nous la sagesse d’aimer qui nous devons, de la manière qui convient.


Randall Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’université Saint-Thomas de Marquette à Houston, au Texas.


Illustration : la gloire de Saint Thomas d’Aquin (détail), par Benozzo Golozzi (1475) [musée du Louvre]

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/01/21/love-passion-virtue/