Instabilité à Seattle - France Catholique

Instabilité à Seattle

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Matteo Ricci est probablement l’Occidental le plus intéressant qui ait jamais pénétré en Chine. Jeune jésuite dans les premières dizaines d’années d’existence de l’ordre, il a suivi les études habituelles de philosophie, et de théologie à Rome, mais il était également intéressé par les mathématiques et l’astronomie. La contre-réforme était en plein essor dans l’Europe du seizième siècle, et les jésuites avaient été fondés en partie pour en aider l’avancée.

Mais Ricci a demandé à être envoyé en Extrême-Orient. Il passa trois ans en Inde, et avant même d’atteindre ses trente ans, il est arrivé à Macau. Il lui a fallu vingt ans de travail à l’intérieur de la Chine pour être le premier Occidental invité à la Cité interdite de Pékin. Mais pendant ce temps, il avait appris à parler le chinois couramment (et réalisé deux dictionnaires Sino portugais) ; il en est arrivé à comprendre en profondeur la culture chinoise ; il s’est fait de nombreux amis parmi l’élite du pays ; et a amené le confucianisme et le catholicisme à pratiquer un dialogue fructueux.

La Chine était un territoire de mission intéressant. Il y régnait une civilisation ancienne, sophistiquée, et les hommes instruits y étaient vénérés. Ricci impressionna les mandarins en dessinant des cartes du monde qui indiquaient la vraie dimension et la vraie position de la Chine. (Les Chinois étaient essentiellement ethnocentriques sur ce point, et croyaient leur vaste pays virtuellement limitrophe du bout du monde.) Il exerça les astuces habituelles des cosmologues qualifiés, telles que prédire les éclipses. Et il stupéfia la cour impériale par de grandes prouesses de mémorisation, acquises grâce à des méthodes mnémotechniques développées dans l’Europe du Moyen Age. (On peut les trouver dans le livre amusant de Jonathan Spence : Le palais de la mémoire de Matteo Ricci.) Cependant, il ne perdit jamais de vue sa mission principale : l’évangélisation, qu’il a accomplie lentement, méticuleusement, et respectueusement, trouvant dans la culture chinoise des possibilités d’avoir des conversations sérieuses et de faire des conversions.

Aussi est-ce une grande honte, et une injustice à sa mémoire, que le Collège Matteo Ricci à l’université jésuite de Seattle ait été récemment sous le feu des critiques des étudiants pour avoir mis l’accent sur la civilisation occidentale – « trop de vieux schnocks blancs décédés ». Comme l’a dit un étudiant. C’est une plainte commune à beaucoup d’instituts d’études supérieures de nos jours, même s’il serait rare, l’observateur qui trouverait des étudiants diplômés d’université souffrant d’un excès d’études exclusivement occidentales.

De plus, le Collège Mattteo Ricci a été institué spécialement pour offrir un programme intensif d’histoire de notre civilisation à ceux des étudiants qui le souhaitent, et considèrent cela comme une bonne base à leur formation. Il y a d’autres collèges de premier cycle à l’Université de Seattle, probablement plus semblables aux programmes fourre-tout des collèges et universités américains, où un certain type d’étudiants peuvent étudier ce qu’ils veulent c’est-à-dire, semble-t-il, surtout eux-mêmes.

L’administration de l’université, en ce moment, passe par son habituelle danse kabuki. Le Frère Stephen Sundborg, S.J., président de l’université, parle de l’importance « d’écouter » les préoccupations des étudiants – ce qui est bon jusqu’à un certain point, comme Ricci lui-même aurait été le premier à le dire.

Mais on menace les doyens, et on réclame l’ouverture d’enseignements de sujets minoritaires. D’ailleurs à certains signes, il semble que cette histoire doive disparaître de la même manière que tant d’autres ces derniers temps. On fera des comités pour vérifier les curriculums, et peut-être sans le dire expressément, y aura–t-il une sorte de repentance tacite – en dépit même du fait qu’une profonde connaissance de la philosophie et de la théologie occidentales, de la science et de l’histoire, sont ce qui a permis à Matteo Ricci d’apprécier vraiment les cultures extra occidentales.

Et pas seulement lui. Il est dangereux de le dire dans un campus universitaire, mais c’est grâce aux premiers missionnaires européens qu’ont commencé les premiers pas d’ethnologie et d’anthropologie de l’histoire extra-occidentale et multiculturelle. Alors que sur les campus, il s’agit de bout en bout de colonialisme d’impérialisme et de racisme. Les érudits modernes, bien sûr, ont grandement développé la connaissance des cultures hors Occident, bien plus que cela était possible aux premiers temps. Mais ici, aux Amériques, par exemple, nous avons eu le missionnaire franciscain Bernardin de Sahagun, contemporain de Ricci, mais légèrement plus jeune, qui est pratiquement inconnu de nos jours. Il avait appris le Nahuatl et écrit des volumes sur la culture Aztèque et leur religion que de nombreux érudits modernes considèrent parmi les plus remarquables sur les cultures non-occidentales. Certains pensent même qu’il est le premier vrai anthropologue.

La controverse de Seattle montre ce qui est maintenant un syndrome occidental courant. Il semble que nous soyons tout à fait prêts à jeter par-dessus bord beaucoup des plus grandes figures de notre civilisation – qui d’ailleurs sont rarement d’accord entre elles– pour maintenir une trêve démocratique contemporaine. Au lieu d’étudier vraiment les cultures étrangères (y compris d’ailleurs celle qui est issue de la Grèce antique, de Rome et de la Bible, et qui est tout aussi inconnue de nos jours) nous sommes satisfaits de recruter quelques minorités supplémentaires ou de mettre en route des programmes qui ne soient pas traditionnels – et de laisser les étudiants pratiquement là où ils en sont déjà.

Surtout puisqu’ils le demandent, et nous savons ce qui arrive quand les administrateurs de l’université « n’écoutent pas » les réclamations des étudiants. Comme le rapportait un journal, les étudiants ont réalisé un « sanctuaire » dans un bâtiment universitaire, avec les livres qu’ils veulent lire :

Le Bouddhisme, le mouvement des droits civiques, la théorie féministe, les mouvements sociaux, la pauvreté, l’incarcération de masse, les visions alternatives sur l’histoire américaine. Ils disent qu’ils veulent lire des auteurs tels que Ta Nehisi Coates, Toni Morrison, Richard Wright, Malala Yousafzai, Maxime Hong Kingston, Sherman Alexie, et en discuter. Et à la place, ils disent que le Collège Matteo Ricci concentre ses cours sur une lecture attentive des classiques.

Bien. Mais est-il impossible à une institution aujourd’hui de dire en le pensant vraiment : oui, c’est ce que nous faisons ici, une lecture approfondie des classiques. Et du catholicisme. Et nous ne pensons pas que cela nous rende étroits d’esprit. Nous pensons que cela nous rend plus ouverts. Ensuite, nous serons heureux de lire ces ouvrages que vous suggérez, après avoir fait un travail plus fondamental. Mais vous, vous pensez que vous savez déjà tout, et cela ne vous dit rien. Vous avez tort. Et vous perdez beaucoup. Voilà, c’est comme cela.

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Photo : Protestataires au collège Matteo Ricci.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/06/06/unsettled-in-seattle/