Gentillesse mièvre - France Catholique

Gentillesse mièvre

Gentillesse mièvre

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Dans son diagnostic des « malaises de la modernité », le philosophe Charles Taylor soutient que notre culture désabusée souffre d’un manque de profondeur, particulièrement évident « dans ce qui devrait être les moments cruciaux de la vie : la naissance, le mariage, la mort ». Puisque ces moments sont importants pour nous, nous marquons leur spécificité d’une façon ou d’une autre, les officialisant dans un rituel, des symboles, un sens du sacré.

Quand la croyance religieuse décline, ou au choix si la religion est désidéalisée et tenue sous contrôle, le besoin d’un rituel se fait toujours sentir, mais il devient kitsch, déclinant, peu convaincant, peu susceptible de nous conduire à nous émerveiller, à nous sidérer ou à nous effrayer. Parfois le cérémonial subsiste, mais le contenu est évacué – comme dans nombre de cérémonies de mariage actuelles – parfois le cérémonial lui-même est transformé en simulacre insipide des anciens rites.

Theodore Dalrymple illustre cette vacuité de façon sardonique quand il définit un « instant » comme le laps de temps qui s’écoule « entre une attaque terroriste dans une cité occidentale et la première apparition publique d’une bougie. » Ainsi qu’il l’observe, « c’est presque comme si la population en gardait un stock à portée de main dans ce but. » On peut aussi signaler la profusion d’animaux en peluche, de hashtags et l’interprétation de « Imagine » de John Lennon à la suite de ce genre d’attaques.

Ces bougies ne sont pas des cierges offert en signe de supplication ou de repentance. Car bien qu’elles mettent en évidence un vague désir de spiritualité, elles ne sont pas empreintes de sens religieux. Dalrymple note que « être dans la spiritualité n’impose aucune discipline » alors que la religion « implique l’obligation de respecter des règles et des rituels qui peuvent interférer lourdement avec la vie quotidienne. » Ces gestes peuvent procurer « une sensation intérieure de bien-être » mais, « comme beaucoup de solutions hautement diluées, elles n’ont aucun goût ».

Il n’y a pas de contenu dans le cérémonial, et le cérémonial lui-même n’a pas de dessein transcendant, il est donc vide et nihiliste. En exagérant un peu, Dalrymple suggère que toutes ces bougies ne font que confirmer le jugement de nos ennemis selon lequel les occidentaux sont « affaiblis, mous, las, vulnérables, sans défense, lâches, pleurnicheurs, décadents ».

C’est un peu exagéré, bien sûr, et nous pourrions proposer une interprétation plus charitable de ces gestes et d’autres gestes similaires. Après tout, les bougies apportent de la lumière dans l’obscurité, un peu de feu pour redonner du courage, c’est même un symbole de solidarité, toutes les petites lumières ensemble percent les ténèbres de la haine. Dans ce sens, les bougies représentent l’espoir et un engagement à la bonté face au mal.

Lus de cette manière, les nouveaux rituels manifestent une compréhension de la personne vertueuse. Pour les citoyens de l’Occident contemporain, ou à tout le moins pour beaucoup d’entre eux, la personne vertueuse est optimiste, pacifique, tolérante, inclusive, empathique et miséricordieuse. Cependant ces vertus et les rites par lesquels elles s’enracinent et s’expriment n’ont pas la même signification que dans les anciennes traditions.

Pour le catholique, l’espérance implique la confiance que Dieu peut et veut faire ce qu’il a promis, alors que pour « l’homme nouveau », elle signifie quelque chose comme la certitude que l’histoire est en progrès. Pour le catholique, la paix est la tranquillité d’un ordre juste, alors que l’homme nouveau pense à l’émancipation certaine des anciennes visions de l’ordre. Pour le catholique, la communauté ne peut être envisagée en dehors de Dieu qui est le Père de tous et du corps mystique du Christ, tandis que l’homme nouveau, quoi qu’il mette sous ce terme, n’a pas cette vision-là.

Bien que partageant peut-être un même mot, les nouvelles vertus ne sont pas comprises dans le même sens que dans la tradition. D’une certaine façon, cela ne fait que révéler l’altération du discours moral, l’habituelle évolution et altération du sens au cours du temps. D’un autre côté, cependant, les nouvelles vertus sont une rupture conséquente avec la tradition, en grande partie parce que le sens même du « bien » a changé.

Pour Aristote et Thomas d’Aquin, la vertu était une excellence correspondant à la nature et à l’objectif d’un être. Un cheval vertueux était fort et rapide parce que c’est l’objectif que nous avions pour les chevaux ; une bonne montre est une montre qui donne l’heure exacte parce que les montres sont une mécanique pour donner l’heure. De même, la personne vertueuse est celle qui a le caractère et les dispositions pour agir humainement, pour choisir et effectuer les actes à la mesure de la nature humaine et de son objectif.

Les nouvelles vertus ne sont pas comprises de cette manière parce que l’idée d’une nature humaine stable est niée, remplacée par les accidents de la socio-biologie et les usages de l’époque et du lieu. De ce fait, les vertus ne sont plus tant des dispositions propres à une vie humaine bien vécue qu’une propension à vivre selon les usages de référence.

Comme l’explique Christopher Coope, les anciens récits de vertu n’étaient pas de réconfort mais de confrontation et (oserai-je le dire) exerçaient un jugement. Ils nous voyaient comme nous sommes et ne nous montraient pas comme nous aurions dû être. A l’opposé, les nouvelles vertus « sont devenues quelque chose de lénifiant, d’édifiant et de familier ».

Par conséquent, affirme Coope, au lieu des lourdes exigences du bien, les vertus ont été dénaturées en gentillesse. « Les vertus gentillettes ont été rapidement évoquées (ou mises à l’honneur) par des douzaines de gens. » La gentillesse – et qui peut nier que l’ordre moral contemporain insiste sur la gentillesse – produit des gens plutôt sympas, soucieux et mièvres. Ils recyclent, c’est certain, même si en même temps ils avortent des bébés par dizaines de millions ou, comme Lena Dunham, se lamentent de ne pas vécu d’avortement. Les changements climatiques les préoccupent au plus haut degré, mais l’environnement moral est pratiquement ignoré. Ils recherchent la santé, refusent le tabac et les sucres industriels, mais pensent que la pilule contraceptive ou le traitement hormonal pour les transgenres sont des droits.

Ils allument des bougies face à la terreur, mais n’offriront pas à Dieu la prière qui lui est due.

Notre époque est une époque de gentillesse mièvre. Elle est douce, sirupeuse et sentimentale. Elle échoue également à ordonner nos désirs et nos affections et à établir une relation saine avec Dieu, les autres et le monde. Elle n’est donc pas seulement mièvre, elle est également mortelle, corrompant les âmes et dissolvant la vraie morale et la vérité religieuse.

En tant que tel, le gentillet doit se voir opposer une résistance de toutes nos forces, bien que je craigne que nous lui ayons laissé la bride sur le cou depuis bien trop longtemps.


R.J. Snell dirige le centre de vie intellectuelle et universitaire à l’institut Witherspoon de Princeton et il est membre de l’institut Agora pour les vertus civiques et le bien commun. Il a écrit plusieurs livres.

Illustration : veillée du 12 novembre 2015 à Paris, après les attentats.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/01/10/vapid-goodyness/