Deux Cuba et deux papes - France Catholique

Deux Cuba et deux papes

Traduit par Bernadette Cosyn

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Pour son premier jour complet à Cuba, contrairement à son habitude, le pape François a commencé la journée avec circonspection et retenue, s’en tenant à ses commentaires préparés pour chaque événement officiel. Cependant, quand il traçait son chemin à travers les foules, nous voyions l’autre Bergoglio, le large sourire, le plaisir évident d’être parmi « le saint peuple de Dieu plein de foi ». Et lors des événements de clôture de la journée, il a laissé de côté les textes préparés et a parlé avec passion et efficacité – réellement avec son cœur. Il est clair qu’à Cuba il ressent la nécessité de faire feu de tout bois, allant d’un point de vue à l’autre.

Cela d’une part parce que Cuba est divisé de différentes manières. Il y a d’abord la division entre, d’une part, le régime – la dynastie Castro, comme l’a laissé entendre le pape à son arrivée, de concert avec la nomenklatura cubaine, la bureaucratie et l’appareil sécuritaire imposants – et de l’autre côté le peuple cubain, qui a été opprimé depuis plus de cinquante ans.

Ensuite il y a la division au pied de la lettre, en ce sens qu’il y a deux millions de Cubains dans la diaspora aux États-Unis, davantage répartis en Amérique Latine, des exilés en Espagne et d’autres encore laissés sur place après les aventures étrangères cubaines de la Guerre Froide. Le pape a déjà mentionné ceux qu’ils ne pouvait pas rencontrer (probablement des dissidents) et d’autres « pour diverses raisons », dont la première est que beaucoup d’entre eux ne vivent plus à Cuba.
Avant même que François n’arrive à la Place de la Révolution dimanche pour célébrer sa première messe, un petit groupe de protestataires s’est rué sur lui, éparpillant des tracts – ils ont été rapidement menottés et éloignés. Ironiquement, ils voulaient remettre au pape une lettre demandant l’arrêt des violences contre les dissidents. Il semble que l’un d’eux ait pu passer quelques secondes avec le pape avant que le service d’ordre omniprésent n’intervienne – spectacle saisi par les caméras et diffusé au monde entier de la folle brutalité habituelle du régime.

François est assez familier de ce genre de choses ; il les a vues dans son propre pays, l’Argentine, durant la « guerre sale » des années 70, quand un groupe de généraux parcourant le pays et faisant face à des groupes armés terroristes financés par Cuba ont enlevé, assassiné et « fait disparaître » pas mal de gens – certains innocents, d’autres pas. Les groupes rebelles agissaient de même à une large échelle. Celui qui était alors le père Bergoglio était prudent quant à ce qu’il disait publiquement, mais en privé il prenait de grands risques : cachant des gens, les aidant à s’échapper, usant de relations avec des chefs politiques et militaires pour faire libérer des prisonniers.

Comme il le faisait alors, il n’a pas affronté le régime cubain trop directement dans ses commentaires publics. Par contre, il a laissé de nombreux indices indiquant clairement de quel côté il se tenait. Dans son homélie du dimanche, après avoir expliqué en quoi le service des autres réellement chrétien n’est pas égoïste, il faisait remarquer que nous n’avons pas seulement des responsabilité de personne à personne mais également « comme citoyens » (ciudadanos).

« Camarades » (companeros) est le mot le plus courant du système marxiste. « Citoyens », cela sonne comme des gens qui peuvent avoir le droit de désavouer leur gouvernement, ou même toute la logique d’un régime marxiste. C’était juste une des petites pistes par lesquelles il montrait la différence entre la vision socialiste du « service » – qui conduit inévitablement au service des membres du parti – et une vision d’inspiration plus chrétienne de l’homme dans la société.

La messe elle-même était splendide – une très belle musique avec à la fois des accents classiques et des accents cubains indigènes (le compositeur de l’hymne d’entrée est un Cubain exilé en Floride). Et la gloire de Dieu, tout compte fait, est la raison de toutes les actions du pape. Il a brillamment porté la réflexion sur la façon dont le Christ en Croix et Marie à ses côtés nous disent ce qui est important dans ce monde.

Il n’y a pas de cheminement facile pour un pays qui a fait tout ce qui est imaginable pour éradiquer toute source d’indépendance, les différences d’opinion, la liberté religieuse et même toute vraie société civile. Mais l’Église, qui est l’institution alternative conséquente à Cuba, peut préparer le peuple pour l’après Castro et peut également offrir aide et espoir dès maintenant.

Plus tard dans la journée, le Saint-Père est allé à la cathédrale de la Havane pour parler aux évêques, aux prêtres et aux religieux. C’était un texte préparé. Mais après les exposés présentés par le cardinal Ortega et une jeune religieuse, François a dit que leurs remarques étaient prophétiques et qu’il voulait leur répondre au lieu de seulement lire ce qu’il avait écrit plus tôt. Tendant son texte au cardinal, il a fait remarquer, avec une certaine désinvolture, qu’on pourrait toujours l’imprimer et le distribuer plus tard.

Il s’est alors lancé dans l’un de ses discours – rustiques, décousus mais absolument captivants – qui sont sa marque de fabrique. Plusieurs des cardinaux qui l’ont élu m’ont dit qu’ils étaient absolument sûrs que Dieu le voulait pour pape après l’avoir entendu parler « du fond du cœur ». Ce Bergoglio-là était bien présent alors qu’il parlait de pauvreté évangélique et de miséricorde à son auditoire principalement composé de religieuses. Il ne faisait pas que prêcher la pauvreté et la miséricorde, il rendait présent à quel point toutes deux nous obligent à faire plus profondément confiance en Dieu.

Aussi émouvant que cela ait été, ses propos, peu après, aux jeunes étudiants de l’université, étaient encore plus remarquables. Il a écouté le discours de bienvenue d’un jeune homme qui a fait une requête éloquente : « renouvelez notre espérance afin que nous puissions trouver notre chemin … dans cette réalité complexe. » François prenait des notes tandis qu’il parlait, et il a ensuite relevé les mots-clefs pour développer.

Comme « rêver », ce que les jeunes gens font beaucoup. Mais François, dans une sorte d’écho de ce que disait souvent Saint Jean-Paul, leur a dit de rêver grand, de ne pas « rêver étriqué » (en utilisant une expression typiquement argentine). De parler les uns avec les autres de leurs rêves, qu’ils soient catholiques, communistes ou quoi que ce soit d’autre – de rechercher le bien commun, surtout dans un monde où le chômage des jeunes est important, où la guerre détruit la « fraternité civile » et où les œillères idéologiques doivent laisser la place à « une culture de la rencontre ».

J’avoue me sentir un peu gêné que Dieu ne soit apparu qu’à la toute fin de cet exposé improvisé, quand le pape leur a dit qu’il prierait pour eux et qu’il leur a demandé de prier pour lui. Et si vous n’êtes pas croyant et ne pouvez de ce fait pas prier, au moins « souhaitez-moi du bien ». La foule de jeunes buvait du petit lait et était avec lui – avec la bonne humeur, la conversation facile et finalement l’appel à de hautes aspirations.

Même quand les Castro ne seront plus, Cuba, avec son appareil répressif et son peuple cependant dynamique, vivra des jours difficiles. Mais le pape a planté des graines dimanche – en de nombreux endroits et de bien des façons – et cela ne peut manquer de produire quelque jour des fruits inattendus.

Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président de l’institut Foi & Raison de Washington.

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/09/21/two-cubas-two-popes/