De Verdun à Hiroshima - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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De Verdun à Hiroshima

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Le président des États-Unis et le Premier ministre japonais ensemble à Hiroshima le 27 mai 2016 nous rappellent le Président français et le Chancelier allemand se donnant la main devant l’ossuaire de Douaumont en 1984. Dans les deux cas, soixante-dix ans séparent la commémoration de l’événement. Ce laps de temps semble celui requis par la mémoire collective pour faire son deuil et passer à autre chose. Si donc Barack Obama peut aujourd’hui fouler le sol d’Hiroshima, c’est que quelque part Hiroshima s’est éloigné, que la peur de l’anéantissement atomique a régressé. Les générations nées après Hiroshima, dont celle des baby-boomers, sensibilisées au péril atomique à nouveau en 1962 lors de la crise de Cuba, ont réellement vécu dans la peur d’une guerre mondiale atomique. Israéliens et Japonais sont sans doute les derniers à expérimenter encore ce sentiment, les uns du fait de la capacité nucléaire iranienne, les autres de celle de la Corée du Nord et de l’idéologie de leurs dirigeants respectifs. Au plan international la peur nucléaire a cédé la place à celle du terrorisme ou du réchauffement climatique. Ces deux phénomènes étaient hier liés à la bombe atomique, soit que les essais nucléaires dans l’atmosphère fussent considérés par le sens commun à l’origine du dérèglement des saisons, soit que l’on imaginât Saddam Hussein laisser une bombe miniature aux mains d’Al-Qaeda. D’une manière générale l’opinion publique a dépassé ce stade.

Si l’énergie nucléaire reste au premier plan de certains débats, ce n’est plus à cause du risque de guerre mais du vieillissement des centrales civiles, syndrome de Fukushima ou de Tchernobyl. La perception des risques est bien différente. La perspective d’une apocalypse de l’humanité tout entière ou d’une fin de l’espèce humaine hier volontiers évoquée a disparu des radars au grand dam du philosophe Jean-Pierre Dupuy 1, ami de René Girard. Tout récemment, celui-ci s’est scandalisé du peu qui reste après trente ans de la catastrophe de Tchernobyl. Sur le moment, l’opinion publique a été atterrée mais elle a vite fait de passer à autre chose. C’est le sentiment qui se dégageait de plusieurs reportages sur le sujet lors de cet anniversaire. La vie semblait suivre son cours. On peut en dire autant des Hibakusha japonais longtemps ignorés même de leurs concitoyens ou des survivants de Verdun.
André Glucksmann qui y voyait « la troisième mort de Dieu » situait Hiroshima dans l’ombre de Verdun : « Hiroshima n’ajoute rien d’essentiel à la vérité de Verdun. Seuls les délais se resserrent 2 ». Sauf que Hiroshima est en quelque sorte le contraire de Verdun. Longtemps les Américains ont prétendu avoir recouru à l’arme atomique pour éviter une longue guerre de position qui aurait coûté des millions de vies y compris 500 000 morts américains pour la seule conquête mètre par mètre du continent japonais comme cela avait été le cas à travers les îles du Pacifique. Seuls 56% croient encore aujourd’hui à cet argument du « mal nécessaire » contre 85% au lendemain de la guerre. Nul historien sérieux ne le défend plus. Les bombardements de Tokyo en février 1945 avaient fait plus de dégâts et l’Empereur négociait déjà la paix. Bien d’autres facteurs avaient joué dont celui auquel Bernanos avait fait un sort : que le principe de l’usage de la bombe atomique importait finalement peu mais plutôt le fait de savoir qui l’utiliserait en premier : les Allemands ou les Alliés — chaque camp, y compris les Japonais, travaillait activement à l’arme absolue — et, en outre, tenir en respect les Russes.

Hiroshima est encore le contraire de Verdun en ce que la guerre des tranchées fut éminemment une guerre entre hommes, une guerre de guerriers, une guerre de l’honneur au sens de la chevalerie. Lancer des bombes depuis un avion à douze mille mètres d’altitude n’a plus rien d’humain ni d’honorable. Hiroshima se poursuit aujourd’hui en Afghanistan, en Irak, en Syrie, même si les bombes larguées ne sont pas atomiques.

André Glucksmann citait à l’appui de sa thèse le père Teilhard de Chardin. à tort et à raison. à tort car, combattant de Verdun, celui-ci avait bien connu et exalté cette « nostalgie du front » par où le soldat avait accès à une réalité surhumaine qui pouvait le rapprocher de Dieu et non, comme le dit Glucksmann, le conduire à son reniement. à raison cependant car, quarante ans plus tard, cet optimiste invétéré avait analysé « le retentissement spirituel de la bombe atomique » dans la même perspective de foi : « Le dernier effet de la lumière projetée par le feu atomique dans les profondeurs psychiques de la terre est d’y faire surgir, ultime et culminante, la question d’un terme à l’évolution, c’est-à-dire le problème de Dieu. « Études », septembre 1946 in L’avenir de l’homme, Seuil, Points sagesse. »

  1. J.-P. Dupuy, Retour de Tchernobyl. Un homme en colère, Seuil, 2016.
  2. Nil éditions, 2000.