"Breaking Bad" et le mal. - France Catholique

« Breaking Bad » et le mal.

« Breaking Bad » et le mal.

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Le mal est à la fois partout et nulle part. Mais comme Chesterton l’a un jour observé, l’omniprésence du mal fait de la doctrine du péché originel (l’idée que la nature humaine est moralement blessée) une doctrine chrétienne qui se vérifie de manière empirique.

En même temps, notre familiarité au mal nous désensibilise. Génération après génération, les gens perdent leur capacité à être choqués par leurs propres actions. Faire le mal pourrait devenir aussi naturel que respirer. Alors, à moins que vous ne matraquiez des chatons ou ne dirigiez un goulag, le concept de mal est aussi invisible que l’oxygène – et pour beaucoup aussi dépassé que la salopette en jean.

Je ne regarde pas beaucoup la télévision. Cela m’agace que dans notre culture, les conversations habituelles tournent autour des péripéties de l’épisode du Bachelor de la semaine précédente ou d’une énième redite éculée d’un concours de chant qui inonde les heures de grande écoute. Cela me rend nostalgique de ces jours passés à l’université, quand le partage de quelques bières nous menait à des débats passionnés à propos des mérites comparés du système thomiste et de la phénoménologie, et non à déterminer si Juan Pablo doit choisir la blonde ou la petite brune.

J’avoue que le snobisme intellectuel m’a tenu à l’écart de la télévision depuis des années. Mais, occasionnellement, nous pouvons remercier Dieu pour l’amicale pression exercée par des pairs, qui m’a convaicu d’essayer la série intitulée Breaking Bad. Elle vient de gagner plusieurs prix – et l’a bien mérité.

Les cinq saisons de Breaking Bad ont commencé en 2008 (l’ensemble est maintenant disponible sur Netflix). L’histoire est celle d’un professeur de chimie, Walter White, à qui on vient de diagnostiquer un cancer. Ses problèmes financiers et son angoisse concernant sa mort le conduisent à utiliser son savoir scientifique à la fabrication d’une méthamphétamine révolutionnaire ultra pure. En d’autres termes, il devient producteur de drogue. Ses motifs sont très honorables : assurer l’avenir de sa famille après sa mort. Mais les actes posés par Walter dans la poursuite de son but montrent rapidement la nature insidieuse du conséquentialisme moral (NDT : doctrine qui prône qu’une action ne doit être moralement jugée qu’à l’aune de ses conséquences ; si ces dernières sont bonnes, l’action est bonne).

La valeur didactique de Beaking Bad tient à la façon dont la série suit la morale de « la fin justifie les moyens » jusqu’à son inévitable conclusion, à savoir que de petits péchés en petites compromissions, on en arrive à l’anéantissement de la conscience et à la destruction de la personnalité.

Très tôt dans la série, Walter est confronté à un dilemme : laisser ou non en vie un voyou qui a percé son secret. Dans une scène particulièrement poignante, il fait la liste des arguments pour et contre. D’un côté, les valeurs judéo-chrétiennes et « ce qu’il est juste de faire » plaident contre le meurtre, de l’autre, les menaces contre sa famille et le risque d’être pris incitent à supprimer le type. C’est la dernière fois où nous voyons le combat intérieur de Walter joué aussi clairement. (Vous pouvez deviner ce qu’il advient du trafiquant de drogue).

Dès lors, il n’y a plus aucune limite dans les actions qu’il entreprend pour sauvegarder sa famille. Walter abandonne vite fait ses convenances bourgeoises et, vers la fin de la série, sa personnalité ressemble plus à celle d’Adolf Hitler qu’à celle de Bill Nye le Scientifique. Cela vous donne le frisson. Cela vous fait penser à « la banalité du mal », selon les mots d’Hannah Arendt, et à son omniprésence. Le mal, le mal absolu, est partout.

Néanmoins, prononcez en public le mot « mal » (je veux dire devant le genre de gens qui regardent le Bachelor) et peut-être que vous ferez naître des images de choses affreuses comme les génocides et les trafics sexuels – mais des choses lointaines, qui ne nous concernent pas. Le concept de mal est devenu si archaïque que, hors quelque chose comme le nazisme, nous sommes inconscients des minuscules et continuelles actions moralement discutables dans la vie de tous les jours, commises par les gens qui nous entourent et la personne que nous voyons dans notre miroir. Pour nous, le mal est ailleurs, essentiellement nulle part.

Pourtant, la capacité de faire un mal immense couve dans chacun de nos coeurs comme un charbon ardent. Devenir mauvais commence avec un petit compromis ici, une petite fraude par là, ne pas morigéner un copain sur le point de se lancer dans un adultère (« ce n’est pas mes oignons »), se taire face à l’injustice, au bureau ou dans la société en général, par peur ou par gêne.

Il y a une minuscule Mère Térésa en chacun de nous. Mais il y a aussi un minuscule Adolf, avec de folles illusions de grandeur – et la possibilité de les laisser s’égarer si les conditions le permettent. C’est pourquoi nous devons rester vigilants dans nos choix de tous les jours. Cela requiert une bonne dose de grâce et de confiance en quelque chose (Quelqu’un) plus puissant que notre propre volonté.

Nous sommes ce que nous faisons habituellement. Le mal est partout : dans la moëlle et les neurones, dans les décisions quotidiennes. Les pensées non maîtrisées. Les bienfaits refusés. Le devoir négligé. L’impuissance à aimer. La petite trahison. Des choses qui n’ont pas immédiatement de conséquence perceptible. Comme l’a dit Soljénitsyne dans une formule célébre : la ligne de démarcation entre le bien et le mal traverse le coeur de tout homme.

Faites de bonnes choses, et vous raffermirez votre personnalité. Faites de mauvaises choses, et vous deviendrez un Walter White – un banal type de la classe moyenne en apparence, mais un démon intérieurement.

Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/breaking-bad-and-evil.html


Patrick C. Beeman était précédemment un conférencier en philosophie.


Illustration : Le mal est partout : Bryan Cranston joue Walter White dans Breaking Bad.