Aventurier des temps modernes - France Catholique
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Aventurier des temps modernes

Retour à Charles Péguy pour ce centenaire de sa mort ! Comment parler de façon pertinente d'un écrivain si singulier, si décalé, si – apparemment – hors temps. J'aurais presque envie de parler d'un écrivain exculturé comme Mme Hervieu-Léger parle aujourd'hui du catholicisme. Non du tout par volonté de paradoxe ou même de provocation. Après tout, c'est lui-même qui s'est désigné comme l'impitoyable critique du « moderne », où il discerne « un universel désastre ». Un siècle après, lecteur de Péguy, je ne cesse de m'interroger sur sa mystérieuse présence, aujourd'hui. Car le regard qu'il a projeté sur son temps ne s'est pas éteint avec la fin d'une époque, il persiste à travers la durée et ne cesse de nous inquiéter, de nous interroger, d'autant que sa pensée est en décalage total avec les idéologies du présent. Impossible de l'ériger en « libéral », pas plus en « progressiste ». Réactionnaire, alors ? Peut-être, mais selon un mode qui lui est propre et une philosophie qui n'est qu'à lui. Pas question de le rallier, par opportunité, à un camp, à une sensibilité, quelles que soient les affinités que les uns ou les autres peuvent ressentir à son égard.

CENTENAIRE DE LA MORT DE CHARLES PÉGUY

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Péguy s’impose d’abord comme un immense écrivain avec lequel il s’agit de s’expliquer, parfois dans un véritable affron­tement. Il ne s’agit pas de la rallier à nous, mais de l’ériger presque en juge de nous-même. Son œuvre n’est pas un champ où puiser des arguments, conforter des opinions. Elle est le lieu d’une radicale interrogation pour nous remettre en cause et vérifier la solidité ou la véracité de nos certitudes. C’est dire sa prodigieuse stature, qui n’est pas l’effet d’opinions hasardeuses mais l’aboutissement du combat de toute une vie, qui, en dépit de sa brièveté, lui a permis de saisir toutes les coordonnées de l’intelligence de l’être. Impossible de la comprendre, si l’on n’a pas conscience d’une grandeur qui le rend familier des plus essentiels. Dante notamment, qu’il rejoint par l’ampleur de sa vision et de sa récapitulation cosmique et eschatologique. Mais avec qui il affirme une différence qui n’a pas échappé à Balthasar. Il ne regarde pas le paradis ou l’enfer en spectateur et en touriste : « À aucun moment, il ne se met sur le bord de la route pour regarder les pécheurs. Car les pécheurs c’est lui. Cette immense troupe, il en est. Rien de latéral. Toute l’œuvre se présente pour ainsi dire dans l’alignement de l’homme et face au jugement dernier. » Ces mots sont ceux-mêmes de Péguy pour signifier sa position personnelle dans son œuvre que nul écart ne sépare de sa vie.

C’est son « intransigeance », que l’on pourrait dire anthropologique, qui le rend aujourd’hui si indispensable. Intransigeance qui n’a rien à voir avec une quelconque raideur idéologique, car nul n’est plus ouvert que lui à l’infinie liberté de comprendre. Et il n’y a pas, de son point de vue, contradiction entre exigence et liberté. Avec Bergson, il était persuadé que les morales souples sont plus sévères que les morales raides : « Une morale raide peut laisser échapper les replis du péché, dont une morale souple au contraire épousera, dénoncera, poursuivra les sinuosités d’échappement. » Une telle attention aux sinuosités permet de saisir pourquoi un Gilles Deleuze a pu faire son miel de Péguy, en se souvenant de ses propres origines catholiques, et en dépit de tout ce qui l’opposait désormais au poète d’Ève et à l’inflexible contradicteur de Laudet. L’ontologie pluraliste du discontinu s’oppose au monisme hégélien et à tous ses avatars déterministes, tout comme la profondeur unique de l’événement s’oppose à l’histoire horizontalisée 1.

Il ne faut donc pas se tromper : cet homme au patriotisme farouche et converti à la plus pure orthodoxie chrétienne n’a rien à voir avec on ne sait quelle caricature figée de défenseur des « valeurs ». C’est un chercheur, c’est un découvreur, un aventurier des temps modernes qui rend toute leur fraîcheur, leur vigueur, leur véracité aux notions les plus traditionnelles. Ce pourrait être le principal motif d’un retour à sa pensée, dans la période nihiliste que nous vivons. Ne nous invite-t-il pas à tenir bon sur la garde de notre humanité essentielle, mais en nous incitant sans cesse à revisiter ses principes pour faire éclater leur sève toujours vivifiante. C’est pourquoi il nous faut faire attention aux belles images de son existence, toutes les belles images, de l’enfance du fils de la rempailleuse de chaises jusqu’à la mort glorieuse sur le plateau de Brie, en passant par la militance révolutionnaire pour la justice, la conversion chrétienne, les pèlerinages à Chartres. Attention ! Derrière les gravures il y a le suc inépuisable d’événements fondateurs et de réflexions qui bouleversent toutes nos perceptions.

C’est aussi pourquoi il y a un Péguy au-delà de lui-même, qui nous provoque dans nos soucis d’aujourd’hui, et nous invite sans cesse à réagir. Nulle contorsion ne convient pour actualiser sa pensée, elle s’impose à nous pour peu que nous voulions affronter les défis culturels et civilisationnels, qu’ils concernent aussi bien les sciences humaines dans leur relation avec l’évolution des mœurs que le déni actuel d’un avenir possible du christianisme dans l’ère post-moderne, à moins qu’il ne s’adapte ou se conforme au train du monde. C’était déjà tout son labeur, à lui directeur des Cahiers de la quinzaine. Il était sur le terrain des sciences humaines, et d’abord de l’histoire et de la sociologie. C’est d’ailleurs une thématique qui traversera toute son œuvre et qui aurait pu se déployer dans une thèse universitaire dont il eut le réel projet, mais qu’il ne formalisa jamais, du moins dans les formes canoniques requises. Il l’a tout de même écrite au fil des Cahiers  : De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans le monde moderne. On dira sans doute que ses textes sont un peu dépassés, parce que les études contemporaines ne sont plus dépendantes du lourd scientisme d’antan, des préjugés qu’un Renan ou un Taine colportaient à la fin du XIXe siècle comme les trophées de l’humanité en progrès. En est-on si sûr ?

Accordons que depuis Péguy l’histoire s’est considérablement complexifiée. L’auteur de Clio n’a pas connu les décennies du marxisme triomphant, dont nous sommes heureusement sortis, grâce à l’école des Annales et à l’étude des mentalités, où il aurait sans doute trouvé son bien. Mais il n’est pas certain du tout que la sociologie ait vraiment échappé aux démons que dénonçait le critique de Durkheim. Que l’on pense à la sociologie triomphalement célébrée d’un Pierre Bourdieu. On y trouvera les mêmes défauts rédhibitoires, avec la tyrannie d’un positivisme, même rénové. Péguy n’aurait pas été plus satisfait des sociologies fondées sur l’individualisme libéral, même si elles semblent accorder à l’individu la maîtrise de sa conduite personnelle et ainsi fluidifier le champ des déterminismes matériels et collectifs. Encore faut-il savoir qui est vraiment cet individu, en quoi consiste sa liberté. Sa vie a-t-elle un sens au-delà de son rôle socio-économique ?

Et au sein de la discipline, le domaine qui concerne plus particulièrement la religion n’est-il pas redevable à des modèles théoriques que notre critique aurait considérés avec plus que de la méfiance, parce qu’ils insèrent la réalité humaine dans des procédures dont elle ne sort pas vivantes. À plus d’un siècle de distance, il y a toujours péril d’une réduction qui dénature son objet. Prenons un seul exemple : les travaux de Danièle Hervieu-Léger, qui bénéficient aujourd’hui d’une autorité qui impressionne en raison de leur « scientificité ». Pour le coup, un chapitre supplémentaire pourrait être ajouté à la thèse péguyste sur la domination d’un certain type de savoir. Qu’aurait pensé Péguy de la simple présentation du travail de cette universitaire dans sa fiche de l’encyclopédie Wikipedia ?

« Spécialiste de la sociologie des religions, [Danièle Hervieu-Léger] a consacré l’essentiel de ses recherches à la description sociologique et à l’interprétation théorique de la modernité religieuse : sécularisation, individualisation du croire, formes de religiosités et de communalisation, transformation des institutions. Les questions de l’utopie, de la mémoire et du changement religieux ont été les fils rouges de ses recherches depuis les débuts de sa carrière. Spécialiste du christianisme, elle a travaillé particulièrement sur les problèmes de transmission, de conversions et de formation des identités religieuses en modernité. Ses travaux les plus récents concernent les processus de dislocation et réaménagement de la matrice culturelle chrétienne des sociétés européennes… »

Au risque d’être gravement injuste, faute de pouvoir illustrer ces lignes de force d’une description prolongée, à propos de quoi on pourrait argumenter longuement avec l’intéressée, on imagine ce que Péguy en eût pensé, dans la stricte continuité de son affrontement implacable. La simple idée d’une « modernisation » du christianisme lui eût été insupportable, a fortiori au travers d’un assujettissement théorique qui en trahissait le génie. Balthasar, lorsqu’il veut approcher au plus près de Péguy engagé au cœur du mystère chrétien rappelle ses anathèmes contre les procédures modernes qui convergent pour l’anéantir. Il est vrai que c’est d’une raideur totale : «  »Jésus hérite du monde antique ; il n’hérite pas du monde moderne » à savoir le monde qui se forme dans la négation du christianisme, le monde devenu stérile qui se précipite dans la vanité du progrès vide, le monde au sens de saint Jean. Après que les chants de malédiction de Péguy contre ce monde se sont arrêtées par lassitude, il conclut par les deux morts parallèles de deux saintes, sainte Geneviève et sainte Jeanne d’Arc, qui montrent exemplairement le retour de l’humanité en paradis. Restauration de l’ordre de la charité, étranglée par les manipulations de la prétendue « science » ».

Et Balthasar de poursuivre : « La sociologie est le mot d’ordre de la nouvelle Sorbonne, c’est-à-dire de la “science exacte de l’humanité”, au fond elle n’est qu’un enregistrement des faits, une statistique. Péguy ne se lasse pas de déverser sur elle la bile la plus amère. Amère, parce que ces gens qui voient disparaître avec une joie secrète les grandes philosophies et les grandes religions de l’humanité sont les vrais fossoyeurs de l’humanisme. Mais aussi avec ironie, parce qu’il dévoile le caractère ridicule de l’entreprise qui consiste à transposer en psychologie les valeurs de sainteté (celle de Jeanne, par exemple). Le monde peut progresser comme il veut, dans l’ordre chrétien il n’y a aucun progrès (Péguy imprime le mot en caractère gras). Ce sont les modernes qui font des progrès. Que nous sommes bêtes une fois pour toutes. Que nous sommes aussi bêtes que saint Jean Chrysostome. Améliorer le christianisme, autant vouloir améliorer le pôle Nord. »

Propos durs à entendre, parce que paraissant barrer le chemin à toute élucidation ? Non, si Péguy se dresse de toute sa force contre cette rationalisation, c’est qu’elle-même empêche l’accès à la véritable intelligence du sujet. L’adversaire de la nouvelle Sorbonne ne s’insurge que pour garder le véritable accès au mystère. Donnerait-il le soupçon de s’enfermer dans la seule foi du charbonnier ? Il ne faut pas médire d’une telle foi, comme il ne faut pas médire du chrétien éclairé par son catéchisme d’enfance. L’un et l’autre sont infiniment plus branchés sur le mystère que les sages et les savants. Et puis Péguy, sans en avoir l’air, est un théologien d’autant plus profond et audacieux qu’il ne fait pas le malin. Il est désentravé des chaînes d’un faux savoir pour mieux accéder jusqu’au cœur de Dieu. Balthasar, encore, n’hésite pas à le faire bondir, parfois jusqu’au-delà des pères grecs et de saint Augustin : « Mais par une contemplation patiente de la réalité unique, à la fois naturelle et surnaturelle, par un approfondissement constant et une comparaison de ses découvertes une fois acquises, Péguy, qui n’est certes pas un théologien de profession, a réalisé une ouverture vers une théologie totale de l’espérance, et cette ouverture se fait aujourd’hui sentir, doucement et continûment, dans un changement de structure de la construction théologique. » Pas moins…

On mesure ici la méprise de ceux qui prennent le poète des Mystères, pour une sorte de rêveur pastoral ou de pieux glosateur d’une religion pour classes élémentaires. Il est bel et bien au sommet, il est parmi les grands. L’auteur de La gloire et la croix le place en position ultime dans l’immense choral que saint Irénée de Lyon inaugure. Son christianisme, loin d’abolir ses facultés d’intelligence, lui permet de les déployer au maximum dans un texte aussi prodigieux qu’Ève, son long poème.

Est-ce à dire que nous négligeons les intermédiaires, comme les sophistes dénoncés par Platon ? Il nous est facile d’anéantir le labeur d’une sociologue appliquée à son secteur sous le poids de la mystique ? Peut-être, mais il y a une entière connivence entre Clio attachée à sauver la réalité de l’histoire et la réalité humaine et Ève au centre de la création première. Les intermédiaires aussi sont à sauver de la logique qui les désorbite de leur médiation et le poison sociologisant fait autant de dégâts à ce niveau qu’à celui des fins.

Lorsque Mme Hervieu-Léger prône l’autonomisation du sujet comme la merveille de la modernité, on pense à ce que Péguy a mis en évidence de cette modernité, comme un monde où l’on ne croit pas à ce que l’on croit ou feint de croire. L’hyper-valorisation du moderne caricature le monde ancien, certes marqué par le mal et tous les défauts du monde, mais aussi empli de vertus profondes. De plus, il est singulier de mettre l’Église en procès parce qu’elle imposerait un ordre divin, saturé de sacralité, alors que c’est elle qui a inventé le mariage d’amour fondé sur le consentement. Lorsque notre sociologue dénonce « le devoir de se marier pour toute la vie », elle s’en prend implicitement à un Péguy, héroïque dans sa fidélité à son épouse. Mais toutes les vertus antiques ou chrétiennes se trouvent dévalorisées, au profit d’une famille décomposée, fantasmée en « famille relationnelle » dans le déni de toutes les souffrances contemporaines.

Décidément, « la nouvelle Sor­bonne » depuis un siècle n’a guère changé, et depuis sa petite boutique l’homme des Cahiers de la quinzaine aurait toutes les raisons de poursuivre son combat contre la forteresse qui, sous couvert de libéralisme, détruit les âmes. L’ennemi désigné n’a pas changé, c’est toujours l’Église et le néo-combisme est toujours prêt à imposer sa contre-métaphysique sous appareillage scientifique et sous prétexte d’arracher les personnes à leurs enracinements familiaux et spirituels (cf. Vincent Peillon). À l’heure où la théologie du corps de Jean-Paul II et l’approfondissement anthropologique sont la préoccupation première du magistère, il est assez curieux de s’en prendre à un ordre naturel, qui a peu à voir avec saint Thomas et beaucoup avec le déterminisme scientiste. Décidément, le combat de Péguy est plus que jamais le nôtre. Ne correspond-il pas à l’appel solennel de Paul aux Romains que l’on pourrait mettre en exergue de toute son œuvre : « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait » (Rom. 12,2)

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Petite bibliographie péguyste

Œuvres complètes à La Pléiade

Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix (volume  « De Jean de la Croix à Péguy »), Aubier,

Les « Cahiers du Cerf », Charles Péguy,

Benoît Chantre, Péguy point final, Éditions du Félin,

Damien Le Guay, Les héritiers de Péguy, Bayard.

  1. De Deleuze à Péguy dans les Cahiers du Cerf, Charles Péguy.