Au-delà du Bien et du Mal - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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Au-delà du Bien et du Mal

Traduit par Bernadette Cosyn

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Quelque part dans un roman de Louis-Ferdinand Céline, il y a une description de l’homme le plus heureux de la terre. Il est assis dans les décombres d’une gare détruite, quelque part en Allemagne à la fin de la guerre. Les détails de temps et de lieu n’ont guère d’importance.

Car le soleil brille et l’homme possède une croûte de pain rassis et de l’eau sale mais néanmoins buvable.

Cet instant est gravé dans ma mémoire comme si j’en avais été témoin. Peut-être l’ai-je été. Car, comme journaliste, j’ai eu des aperçus de réfugiés, tout particulièrement du Cambodge, qui déferlaient dans l’est de la Thaïlande à l’époque des Khmers Rouges. Beaucoup arrivaient n’ayant pas mangé depuis plusieurs jours.

J’ai également souffert de la faim, et je peux attester que c’est le meilleur assaisonnement.

Partout dans le monde, cette scène se répète, ici et là, chaque jour. C’est peut-être un chrétien au Moyen-Orient qui a agit de même derrière les lignes kurdes ; où un autre, dans une autre situation. Il a échappé à l’obscurité, au froid de la nuit, à l’humidité pénétrante, s’étant presque abandonné à la mort.

Mais l’ange invisible a dit : « Tiens bon, tu n’es pas encore mort. »

Et maintenant, il est assis au soleil et il est l’homme le plus heureux de la terre.

Il n’y a plus pour lui ni passé ni avenir. Il est absolument sans souci d’aucune sorte. Car pour l’instant, nul ne cherche à le tuer et il a un festin à portée de main : du pain, de l’eau. Ou peut-être quelques épis de riz oubliés, qu’il a trouvé avant qu’un autre ne le fasse.

« La vie est belle » se dit-il à lui-même.

Bien sûr, c’est une joie animale. Je ne propose pas d’en avoir une vision romantique. Dans ce tableau, l’homme a été réduit par les événements à la condition d’animal sauvage ou presque, trouvant ce qu’il peut au cours de son errance et s’emparant sans remords de ce qu’il veut.

Les animaux ne comprennent pas le vol. Mais ils comprennent la raclée, quand ils prennent certaines choses à certaines places, et, comme certains chiens de ma connaissance, pèsent le pour et le contre. L’objet du désir vaut-il une raclée ?

Et – tout du moins dans certaines cultures que j’ai visité – ils sont battus jusqu’à être réduits à penser : non, cela n’en vaut pas la peine.

Ni le chien ni cet homme sous le soleil ne se placent dans l’invisible dimension morale.

A moins que l’homme ne remercie pour les bénédictions reçues. Imaginons, pour y voir plus clair, que juste avant de mordre dans cette délicieuse miche de pain méticuleusement ré-humectée, il dise son bénédicité et remercie son Créateur invisible.

Faute de cela ou d’une démarche similaire en son âme, il n’y a pas de choix moral. Les animaux ne s’agenouillent pas. Seuls les gens le peuvent, bien que je sois sûr qu’il existe de sentimentalistes défenseurs des « droits de l’animal » pour affirmer le contraire.

Un quarteron d’entre eux marchaient près de moi à Toronto le week-end dernier. C’était une petite manifestation par des porteurs de pancartes qui compensaient par le bruit ce qui leur manquait en nombre. « Les animaux ne veulent pas mourir ! » scandaient-ils, y ajoutant d’autres slogans de la même eau, y compris un anathème contre les éleveurs laitiers qui arrachent leur lait à des animaux sans défense.

A l’une qui me tendait un tract, je fis observer que les bébés dans le sein de leur mère ne voulaient pas mourir non plus.

Elle me lança un regard incrédule, comme si j’allais me mettre à manger un bébé.

Ce n’était pas le bon moment pour initier un débat sur la différence entre l’homme et l’animal, ni pour dénoncer la façon humainement arrogante dont ces végans mal nourris (à en juger à la pâleur de leur teint) exhibaient cette différence.

Car j’ai rencontré des animaux végans, mais jamais aucun qui le soit pour motif spirituel, ni même, que je sache, un zèbre de zoo qui mettrait en question la moralité de, disons, Léo, le défunt lion. Il pourrait cependant se réjouir de voir un lion mort.

Les animaux n’ont pas de morale, et dans des situations extrêmes telles que relatées ci-dessus, les humains également vont là où Nietzsche le suggérait ironiquement : au delà du bien et du mal.

C’est là où j’aimerais croire qu’il se trouve un bien : car dans le tableau de ce personnage assis sur une pierre brisée, nous pouvons commencer à discerner ce qu’est la joie de l’animal – ni passé, ni futur, ni remords dans le présent. Un monde dans lequel on peut trouver la terreur mais non la tristesse.

Pas la tristesse que l’homme bien nourri ressent au passage des saisons, avec la perte de ce qui est sien. Ni une joie différente de ce qu’est le plaisir de l’innocence primitive.

Dans l’Utopie imaginée en arrière plan de tous les grands projets sociaux, économiques et environnementaux – y compris celui qui a dévasté cette gare allemande – il y a cette conviction naïve que l’homme pourrait revenir à sa condition primitive. Les maux que nous discernons sont considérés comme des « problèmes » qui peuvent et doivent être « résolus ».

Que l’idéal soit le libre marché ou le socialisme, l’économie industrielle ou l’économie agraire, le système va libérer les hommes de tout choix moral. Si nous coopérons, cela résoudra les problèmes.

L’idéal même de l’égalité trahit à l’extrême cette naïveté. L’être humain pris individuellement ne sera plus un univers. A la place, il sera un élément de l’univers « humanité », tout comme un animal est un élément d’une espèce, avec les intérêts communs à cette espèce.

De même, les conflits entre les hommes, ou entre les groupes humains, seront résolus car tout ce qui pourrait être motif de conflit sera éliminé. Tous les hommes auront leur croûte de pain et leur verre d’eau, qu’ils refusent ou non la viande. Et tous, quand les obstacles matériels auront été levés, copuleront avec qui ils veulent et seront libérés des terribles conséquences dont les individus ont souffert quand ils portaient le poids de la responsabilité individuelle.

Tout ira bien mieux : il suffit d’attendre.

NDT : le terme végan désigne ceux qui non seulement ne mangent aucun produit animal mais se refusent même à utiliser quoi que ce soit venant d’un animal : hors de question pour eux de porter des chaussures en cuir ou un pull en laine par exemple.

David Warren est ancien rédacteur-en-chef du magazine Idler et journaliste de Ottawa Citizen. Il a une profonde expérience du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient.

Illustration : des manifestants de la cause animale

source : http://www.thecatholicthing.org/2015/08/21/beyond-good-evil/