Au-delà de la neutralité - France Catholique
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Au-delà de la neutralité

Traduit par Vincent de L.

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Dans les débuts de la Divine Comédie, Dante Alighieri décrit un étrange groupe d’êtres, humains et angéliques : les « neutres ». Les humains sont une bande de petites âmes :

« Jetés parmi ce petit chœur

D’anges qui vivent pour eux-mêmes,

Pas rebelles mais pas fidèles au Seigneur. » (Enfer, III)

Ce passage a causé beaucoup de réflexions savantes. Où Dante a-t-il trouvé cela ? Il n’y a pas d’« anges neutres » dans les Écritures. Quelque légende médiévale ? Et du point de vue théologique ? De tels êtres peuvent-ils exister ? Peut-on vivre pour soi-même ? Sans se rebeller – et pourtant, le faire indirectement – contre le Saint Amour Trine qui est au cœur de toute chose ?
Dante et Virgile, son guide dans le poème, ne perdez pas de temps à chercher. Virgile dit :

« Ces âmes, immortelles, n’ont aucun espoir de mourir,

Et leurs vies aveugles rampent à plat ventre, si bas

Qu’elles lorgnent avec envie sur tout autre sort.

Le monde ne permet plus aucune rumeur sur eux

Miséricorde et justice les méprisent.

Rien de plus à dire sur elles. Regarde, et passe. »

Regarde, et passe, bien sûr. Dans toute l’histoire du christianisme, de tels êtres sont proches de l’impensable, une auto-contradiction virtuelle. Mais les âges ont peut-être fini par produire une telle cohorte, pas visible par beaucoup, mais seulement par les grands poètes visionnaires.

Nous avons toujours des athées à l’ancienne mode, bien sûr, sous l’apparence de Nouveaux Athées. En réalité, ils fabriquent des arguments et des revendications matérialistes, vieux et pas très persuasifs en termes strictement philosophiques. Les arguments métaphysiques ont l’avantage de nombreux grands esprits au fil du temps, et sont bien plus forts. Mais au moins, les non-croyants modernes peuvent-ils encore être engagés – plus ou moins – de manière rationnelle, un être humain contre un autre.

Il y a même parmi eux des figures sympathiques. Mon favori est un philosophe américain, Thomas Nagel, qui a écrit un livre sincère : Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False (« Esprit et cosmos : pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est-elle presque certainement fausse »). Il a fait cela en sachant qu’il serait attaqué (et il le fut, férocement), parce qu’il a saisi la quasi-impossibilité d’expliquer l’existence de l’esprit et de la connaissance par les seules fonctions du cerveau.

Dans son cas, il y a du pathétique supplémentaire : des années auparavant, il avait admis, ce que font peu de non-croyants, qu’il y avait une part de volonté dans sa non-croyance : « Je ne veux pas être un Dieu, je ne veux pas que l’univers soit ainsi. »

Bien sur, si le matérialisme est vrai, volonté et choix, tels qu’ils ont été compris de manière classique, doivent aussi être écartés, ainsi que l’esprit. Peu importe la sophistication des arguments déployés – et il y a quelques « naturalistes » plutôt ingénieux qui essaient de préserver la notion de libre volonté, même si des neuro-scientifiques également ingénieux sont convaincus que la liberté est une simple vue « populaire » -, au bout du compte, le matérialisme est le matérialisme.

Les conséquences sont déjà bien en évidence parmi nous, de manière incohérente, ainsi qu’elles doivent être. Nous pensons que les gens choisissent souvent eux-mêmes, comme les « neutres » de Dante. Mais nous sommes en fait dans un état bien pire que ça.

Nous avons tendance à penser que les gens ne sont pas très responsables de ce qu’ils font – les gènes et l’environnement déterminent tout. Pourtant, nous sommes en même temps scandalisés, quoique de manière sélective, par le racisme, le sexisme, les « phobies » politiquement incorrectes, les inégalités en matière de pouvoir, de prestige, de richesse.

Cette semaine, The Atlantic publie un article qui explore les retombées sociales potentielles d’un matérialisme strict. Des psychologues ont même conçu une expérience et ont constaté que les gens se sentent moins responsables de leur mauvaise conduite, mais aussi (une surprise pour certains) pensent que les gens méritent moins de compliments pour leur bonne conduite là où le libre arbitre est supposé ne pas exister.

Car il ne s’agit pas seulement de religion. L’humanisme libéral, lui aussi, s’effondre si le matérialisme est vrai. Comment quelqu’un peut-il choisir de poursuivre – beaucoup moins de vivre par – la vérité si toutes nos actions sont prédéterminées ? Si un neuro-scientifique devait gagner le prix Nobel pour ses efforts visant à démontrer que la libre volonté n’existe pas, il lui faudrait renvoyer le courrier avec la mention : « Destinataire Inconnu ».

Tout ceci est de mauvais augure à court terme. A plus long terme, il pourrait y avoir des surprises. Des gens peuvent vivre longtemps, parfois toute leur vie, avec d’évidentes contradictions. Mais il est difficile de croire que le genre humain dans son ensemble peut continuer sans éloges ni blâmes, sans bien ni mal, sans esprit ni volonté. Pour faire ainsi, il faudrait que nous devenions encore plus neutres que les « neutres » de Dante, neutralisés au point d’être incapables de choisir Dieu, le diable, ni nous-mêmes. The Atlantic le voit bien, sans voir d’issue autre que celle de prétendre que nous sommes libres dans nos tribunaux, nos affaires publiques et nos vies privées. Dans Le meilleur des mondes d’Huxley, un « contrôleur » dit au sauvage : « La civilisation n’a absolument pas besoin de la noblesse ni de l’héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes de l’inefficacité politique. Dans une société correctement organisée comme la nôtre, personne n’a jamais l’occasion de devenir noble ni héroïque… On est si conditionné que l’on ne peut s’empêcher de faire ce que l’on doit faire. »

C’est un avenir possible et certains aimeraient le réaliser. Mais le contrôleur connaît aussi et estime, plus que quiconque, le cardinal Newman qu’il appelle un Chanteur de la Communauté de l’Arche. Et il le cite : « Nous ne sommes pas plus à nous-mêmes que ce que nous possédons est notre propriété. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes, nous ne pouvons régner sur nous-mêmes… Nous appartenons à Dieu. N’est-ce pas notre bonheur de voir ainsi le sujet ? On dit que c’est la peur de la mort et de ce qui vient après la mort qui fait que les gens se tournent vers la religion… Tout à fait en dehors de telles terreurs ou imaginations, le sentiment religieux a tendance à se développer au fur et à mesure que nous vieillissons ; de se développer parce que, lorsque les passions se calment, lorsque la fantaisie et la sensibilité sont moins excités et moins excitables, notre raison est moins troublée dans son travail, moins obscurcie par les images, les désirs et les distractions dans laquelle elle avait coutume d’être absorbée ; c’est alors que Dieu émerge comme de derrière un nuage, notre âme ressent, voit, se tourne vers la source de toute lumière ; elle s’y tourne naturellement et inévitablement. »

Nous pouvons être frappés de ce que Newman nous apparaît ici comme pas vraiment optimiste. Mais à mesure que notre temps devient plus brut et plus sombre, il se peut bien, étant donné les alternatives, qu’il s’avère exact avec le temps.

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Robert Royal est l’éditeur en chef de The Catholic Thing, et président du Faith & Reason Institute à Washington, D.C. Son ouvrage le plus récent est A Deeper Vision: The Catholic Intellectual Tradition in the Twentieth Century, publié par Ignatius Press. The God That Did Not Fail: How Religion Built and Sustains the West est désormais disponible en version papier chez Encounter Books.

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Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/05/23/beyond-neutrality/