2916-Les appels de l'Abbé Pierre - France Catholique
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Saint Benoît, un patron pour l'Europe
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2916-Les appels de l’Abbé Pierre

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Que cinquante ans après son célèbre appel du Ier février 1954, l’abbé Pierre puisse réitérer sa mise en demeure à la société française, constitue un grave objet d’interrogation. Tout de même, notre pays est infiniment plus riche qu’au lendemain de la guerre ! Les économistes établissent que sur tous les plans – revenus, modes de vie – les Français ont vu leur sort considérablement amélioré. Pourtant, il demeure dans cette prospérité des poches de misère et d’exclusion que le fondateur d’Emmaüs dénonce avec une force inentamée. On cite des chiffres alarmants : six millions de personnes en situation de précarité, trois millions de mal logés, les restos du cœur débordés… Et pourtant, la société française n’est-elle pas, au total, beaucoup moins inégalitaire que la société américaine ou la société anglaise ?

Il existe, sans aucun doute, des remèdes à cette situation. Mais ils font l’objet d’un débat qui oppose même les responsables d’Emmaüs entre eux. Alors que Martin Hirsch, qui est à la tête du mouvement, fait appel aux solidarités de proximité et souhaite une reconstitution du lien social, d’autres responsables préfèrent en appeler directement à l’Etat dont ils dénoncent l’inertie. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’à une conception plus sociétale s’oppose une vision plus étatiste. Hier ne reprochait-on pas aux tenants de la “charité” – qui pour le coup devenait une idée paternaliste insupportable – d’oublier les exigences d’une justice intégrale dont l’Etat redistributeur était le garant ?

Dans le célèbre portait qu’il fait de l’abbé Pierre (Mythologie – 1957), le sémiologue Roland Barthes posait la question : “J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer les signes de la charité à la réalité de la justice”. Depuis lors, ce langage si sûr de lui-même, a un peu perdu de sa superbe. La justice est une vertu considérable mais, transformée en utopie bureaucratique, elle peut devenir la plus meurtrière des illusions. Quant à la charité, elle est tout autre chose que l’alibi de l’injustice, si toutefois on la prend au sérieux. La vertu évangélique se rapporte à l’amour suprême, celui qui suppose l’oubli de son égoïsme pour le service inconditionnel du prochain. Alors que la justice peut être la froideur incarnée, la charité suppose la rencontre personnelle et la sollicitation constante des visages.

L’abbé Pierre n’a jamais manqué de rappeler les règles de la justice et les devoirs de l’Etat, mais il n’aurait pas marqué autant l’opinion s’il ne s’était complètement engagé dans le service du prochain et s’il n’avait pas sans cesse suscité l’entraide entre tous, des plus favorisés envers les plus fourbus, mais aussi entre les oubliés et les désespérés eux-mêmes. Tous ceux à qui il tendait la main, afin qu’ils se relèvent et redeviennent des acteurs de leur destin. Avec Emmaüs, c’est la charité qui redonnait une âme à la justice et un avenir à la fraternité.

Gérard LECLERC